Jean Onimus
(Appendice par Jean-Pierre Onimus)
LE LIVRE DE CONSOLATION
Vais-je enfin commencer ce cahier ? Il y a longtemps que j'y songe mais rien ne vient. C'est cette tristesse d'aujourd'hui qui me décide, cette espèce d'oppression qui m'étouffe et ce découragement, ce vaste dégoût qui me détache -en pleine santé - de la vie.
Le pillage des Bruyères[1] m'a porté un coup. Ces choses de mon enfance, ces broutilles sacrées au milieu des détritus; cette maison de mon passé livrée aux immondices. Et surtout ces richesses perdues... pour mes enfants. Ces objets d’art que mon pauvre père avait précieusement rapportés de Chine et qu'ils ne connaîtront jamais. Ces vieux meubles défoncés : quel spectacle ! Mais surtout l'impossibilité de stopper le pillage, de deviner l'avenir, de respirer un peu...
Oui, depuis trois ans, peu à peu - je m'en aperçois maintenant - j'ai perdu le goût de vivre. La joie, j'ai vraiment perdu la joie. Il n'y a pas si longtemps je ne me lassais pas d'écouter mes disques. Le soir, avant de m'endormir, j'allais contempler la rade et le Cap embués de lune. Maintenant, par quel bizarre étranglement, l’art, la musique, la poésie même m'ennuient. C'est par accroc, de biais, par surprise que je découvre la nature, mais je ne sais plus m'arrêter pour aimer.
Harcelé par une poussière d'obstacles, durci par une existence de plus en plus âpre, ai-je seulement le temps de vivre ? Je me suis étriqué, comme brûlé, au contact des petites choses. J'ai vieilli, je suis noué.
Je me faisais fête jadis d'avoir des bébés et de jouer avec eux avec un large épanouissement du cœur : un souffle chaud qui m'enivrait d'avance, atmosphère de famille heureuse, si nourrissante. Et voici : je n'ai pas le temps de jouer, je vois à peine mes enfants. Quant à ma femme, il est loin le temps où nous rêvions côte à côte et l'autre soir quand nous sommes sortis ensemble au crépuscule, j'ai cru effleurer un monde mort.
Et c'est alors que j'ai décidé d'écrire ces pages. Je veux par elles me retrouver enfin moi-même; l'enfant rêveur que j'étais, le garçon enivré d'art, de voyages, de musique - retrouver les soirs de Soueida et la plaine violette du Hauran, Salzbourg parmi les oriflammes, Venise, Florence ou tout simplement mon âme.
De ces pages je chasserai tous les soucis du jour, les plaies d'argent, les pillages, les nouvelles de la guerre, et l'horrible ravitaillement qui me ronge la vie. Je veux dans les moments où j'écrirai ici, ne vivre que de poésie. Je vais à la chasse des pures minutes, des cristaux qui luisent dans le tunnel. Il y en a sûrement mais je ne sais plus les voir. Ici je me réveillerai de cette agitation mortelle qui m'enlève à moi-même. Je m'aiderai de mes souvenirs de beauté, je glanerai tout ce qui a saveur et grâce dans cette existence brutale et décevante. Je m'en ferai un bouquet de joies quotidiennes et je l'épanouirai autour de moi. Je le sens bien, ma maussaderie soucieuse pèse sur la maison : véritable présence de la guerre pour les enfants. C'est cela qu'il faut chasser coûte que coûte.
La bride sur le cou, au milieu des souvenirs, des légendes, des rêves ; oublier la vie afin de mieux surmonter ce courant d'angoisse qui me submerge. Je ne veux plus songer à tout ce que j'ai perdu, aux richesses évanouies, aux perspectives médiocres d'un avenir fermé, aux dures réalités d'une vie que je gagne difficilement.. Je suis oiseau. Mes ailes, on n'a pu tout de même me les arracher, alors que je m'envole, que je m'envole !
*
* *
Je ne sais plus jouir des choses parce que je ne sais plus les aimer : est-ce le temps vraiment qui me manque ? ou la superstition de l'urgence ? Il y a tant de choses pressantes dont seule compte l'exécution, démarches stériles sans écho dans l'âme, mortes aussitôt qu'accomplies. Dans quelle poussière je vis !
Jadis je déclarais que le luxe seul compte dans la vie et j'entendais luxe au sens le plus large : toutes les activités gratuites, tout le superflu depuis l'héroïsme jusqu'au jeu... La civilisation vraie est faite de ce superflu ; je mesure mon recul à ce que toutes mes activités sont devenues utiles, indispensables - et donc sans joie. Il n'y a plus de jeu dans ma vie.
Comme le paysan avare, mon existence ne perd pas de temps à des babioles. Il n'y a plus que des légumes au jardin et si je lis Euripide c'est pour vendre une version.
Comme c'est triste : te souviens-tu de Prométhée ? la découverte d'Eschyle sur la plage de Trouville. Il y a du sable encore entre les pages. J'étais avec maman, c'était entre l'écrit et l'oral du concours de l'Ecole. Je lisais le Château Intérieur pour m'endormir le soir. C'était le temps des fièvres mystiques. J'avais emporté la collection des mystiques anglais et un gros vieux livre qui contenait Tauler. Est-ce que je serais capable de relire cela maintenant ? Je me demande si mes fils connaîtront ces fièvres-là. Et alors moi je serai - comme maintenant déjà - trop vieux pour leur répondre et vivre de leur vie ? Pas plus que mon père ne m'a connu je ne connaîtrai mes fils : 30 ans me séparent de Jean-Pierre : c'est la vieillesse…
Il faut que j'essaie de relire ces vieux bouquins et de m'émouvoir comme autrefois en évoquant les visions de Julienne de Norwich, la recluse.
Oui il me faut tout ; retrouver tout, revivre tout, rallumer tout : découvrir cette fois qu'il y a au monde autre chose et plus qu'un problème budgétaire et des grâces à obtenir de l'épicière. Déchéance du français moyen; non je ne veux pas attendre la fin de tout ceci pour vivre une vie d'homme.
*
* *
La journée s'achève. Voici l'heure calme où la maison repose. Les enfants dorment. J'allume la pipe accoutumée : une joie secrète habite en moi. Cela m'a fait du bien d'écrire ces pages ce matin ; désormais je vois clair et j'ai le cœur à la besogne. Il m'a fallu descendre en ville pour les courses stupides ; garçon de courses voilà ce que la vie a fait de moi. Eh bien non, j'ai accepté joyeusement les deux ou trois queues indispensables. Cela va nettement mieux. Courses indispensables bien sûr, mais la descente était jolie par ce beau soleil. Au lieu de ne penser qu'au but, j'ai fait l'effort de jouir de la promenade; après tout il y a peut-être des richesses ignorées dans la vie la plus dénuée. Peut-être n’y a-t-il pas de vie dénuée. Peut-être suffit-il de savoir s'y prendre. Demain s'annonce chargé d’ennui. Trente kilomètres de vélo pour sauver ce qui peut encore être sauvé du pillage. Qui sait si cette journée rugueuse ne me réserve pas des surprises.
Ne nous plaignons pas trop de cette vie inquiète, agitée parfois risquée. Je ne suis pas le gros sédentaire au ventre blanc ; attaquer et se défendre, c'est un jeu trop oublié. L'irascible en nous sommeillait, je ne me sentais furieux qu'en régate et à l'escrime : là s'était réfugiée ma virilité. J'aimais piquer sur l'adversaire, m'engager à la bouée, empanner bord à bord.
Du reste les jeux violents me plaisent bien plus qu'autrefois. Elève, je méprisais les camarades sportifs : supériorité facile du gringalet intellectuel. C'est au Breuil[2] des Scouts Routiers que j'ai découvert l'ivresse de la lutte. Foncer sur un garçon qui se précipite en sens inverse, se jeter sur lui sans ralentir et sans penser aux os brisés... c'est tellement contraire aux usages de la vie civilisée, aux mille précautions du confort, de l'hygiène, du progrès ! Disons le mot : c'est idiot. Risquer de se casser les reins pour le plaisir de se bagarrer... Au début du jeu les réflexes de timidité, de bon sens si l'on veut, jouent encore. Puis peu à peu on se sent libéré, délivré; la fleur rouge s'épanouit, la bête se réveille ; elle casserait tout, elle tuerait et elle tue en effet l'animal domestique, poli et bien élevé qui la tenait en laisse. Mystérieuse attirance du sport, mélange de beauté, d'intelligence et de brutalité. J'ai appris à aimer ces instants de frénésie où l'on n'est plus soi-même mais une force toute concentrée, un bond de guépard, un arc bandé. Je dois cela au scoutisme. Au lieu de s'écarter d'une bagarre avec un sourire supérieur, la jouissance d’entrer dedans à corps perdu avec un rictus et les narines palpitantes.
Je suis devenu dur : c'est la mode ! J'aimais mes aises et parfois la volupté. Je gardais la nostalgie de la place St Marc à 5 heures du soir quand les mosaïques des portails scintillent. Ah ! les chocolats glacés au son des valses viennoises. Ou bien sur les terrasses du San Domenico à Taormine à l'heure du café : l'odeur d'anis brûlé qui monte du village et l'immense horizon de mer. Toujours des images de farniente et d'abandon : le café de la Kasbah des Oudaias, le thé à la menthe près de la noria, les briques rouges couronnées de cigognes au Dar-Zarrouk à Nefta. Que de souvenirs, de siestes et de longues heures perdues dans l'assoupissement africain, comme après ces dînées de Louqsor dans ce parc merveilleux où l'on dormait sous les hibiscus. Ces minutes là m'ont longtemps paru des cimes ; je me suis rassasié de leur présence. J'ai tout oublié pour elles.
Mais finalement est-ce l'oasis ou le cheminement dans le désert qu'il faut préférer ? Maintenant mes souvenirs sont des nuits de pluie sous la tente, des traversées à ski dans le blizzard, des refuges perdus où l'on est seul et dénué de tout. Si je réussis ce que j'ai entrepris aujourd'hui dans ce cahier, peut-être finirais-je par garder un impérissable souvenir des tournées de ravitaillement ou des séances dans les bureaux divers qu'un père de famille se doit de fréquenter.
Il y a une part de sport dans la vie actuelle; trouver un fromage, obtenir le droit d'acheter une casserole ! Au moindre besoin à satisfaire, c'est tout un hérissement d'obstacles ; cela devrait relever le goût des choses. Les leçons du scoutisme ici sont urgentes; la vie de camp désormais prépare à la vie citadine.. Mais parfois l'on est si fatigué !....
Jean-Pierre commence à se lever. Je suis au bord des larmes quand je vois son petit corps tout décharné. Il était si beau, si joyeux et vigoureux il y a 3 semaines ; le voilà pâle, les yeux cernés ; on le sent vite épuisé. Du moins semble-t-il tiré d'affaire. Il avait pendant sa maladie des sourires navrants dont je me souviendrai toujours. J'ai vraiment eu peur ; j'ai senti pour la première fois qu'il tenait à ma chair, j'ai souffert de son mal, en même temps honteux et gêné de ma santé et l'impuissance de lui venir en aide. L'aimais-je ? Oui bien sûr mais le mot n'est pas juste : je tenais à lui; un lien de chair et de sang nous unissait. J'ai senti comme jamais avant qu'il était mon petit garçon, mon fils, mon aîné. J'aurais aisément donné ma vie pour le sauver. Je sais très bien maintenant que je l'aime beaucoup plus que moi-même et cela sans effort comme une loi de nature. Il faut ces moments de crises pour prendre conscience des liens de famille. Au chevet du bébé nous étions tellement unis dans notre commune angoisse, dans toute notre lassitude nous nous appuyions l'un sur l'autre, plus près, plus fondus qu'au temps de Port-Cros[3] ! L'esprit de communauté sourd dans la peine. La vie facile distend la famille comme elle décompose la patrie.
Mais la vie dure épuise aussi la famille. Débordés par nos tâches respectives nous vivons côte à côte mais parallèlement. Elle son ménage, moi mon métier et les mille ennuis nous assiègent. Isolés dans nos occupations, nous finissons par ne plus nous parler. Parler ! Sans doute nous échangeons mille propos utiles et serviles. Mais se parler comme jadis au printemps, comme lors des grandes randonnées en auto ou sur le bateau en panne au large de Villefranche ? Aurions-nous épuisé le suc de nos âmes ou sont-elles si connues l'une à l'autre qu'aucun parfum nouveau ne les réveille ? Sont-elles fades l'une pour l'autre ? Fadeur de nos conversations, un courant d'inquiétude et d'adoration qui ne passe plus. Jamais las de deviner ce que l'autre sentait, passionnément penchés sur sa vie secrète, nous nous interrogions sans cesse et nos regards l'un dans l'autre s'attardaient. Est-ce que cela ne nous intéresserait plus ou sommes-nous si sûrs de nous connaître ? Et qui sait si nous n'avons pas changé ?
Il y a des gestes d'amour - des gestes de confiance - que nous ne songeons plus à faire; tombés en désuétude, d'autres qui sont devenus des rites. Tout cela sent la maturité; ménage tissé d'habitudes où le cœur n'a plus que faire. Serait-ce une chute fatale ? J'accuse cette vie inquiète, soucieuse qui nous tiraille, nous harcèle chacun de notre côté et nous sépare moralement pour assurer matériellement la vie du ménage. Jamais de loisir vrai pour nous aimer. Nous savons et nous croyons que nous nous aimons : connaissance plutôt que sentiment. La connaissance est instantanée, pour savourer un sentiment il faut du temps. On conseille aux amoureux déçus de s'occuper pour oublier. Pour nous, l'excès d'occupations joue dans le même sens et nous mène à l'oubli dans la présence.
La lueur du soir vient d'allumer les pins par en dessous et l'on découvre un monde tout rose d'aiguilles mortes parmi les troncs couleur de bronze.
Il me faut absolument repiquer ces blettes. Précaution pour l'hiver, la lune est jeune, il a plu : c'est le moment. Or depuis trois jours je tergiverse et trouve de bons prétextes pour esquiver la besogne. Ce matin même, j'écris ces lignes pour m'empêcher d'aller travailler. Est-ce peur de me fatiguer ? Non je serais prêt à m'éreinter à bicyclette ou sac au dos. Qu'est-ce qui me répugne ? D'abord ce travail immédiatement servile sans charme et pour ainsi dire perdu pour l'homme. J'ai toujours l'impression au jardin de perdre mon temps. Je ratisse avec énervement, arrose contre la montre et les séances d'arrosage me sont un crucial exercice de patience. Jadis j'aimais jardiner, mais comme la marquise s'amusait à faner : par divertissement. Maintenant qu'il y a urgence, je cane. Misérable… ! Le travail du jardin est trop lent à mon gré; qui sait, peut-être trop méticuleux. Une matinée de bêchage me laisse l'impression d'une matinée gâchée; j'aurais pu lire, écrire, penser peut-être; enfin vivre, faire l'homme. Besogne d'esclave dont je m'en veux de pâtir. Le moindre paysan jadis avait des ouvriers et des serviteurs : dans le monde moderne il faut tout faire soi-même.
Parfois c'est le contraire, et la besogne manuelle m'est une tentation; un moyen de fuir l'effort intellectuel, un bon prétexte pour ne pas travailler. C'est tellement plus facile et le temps passe alors si vite…
Fuite devant une activité plus noble, plus enrichissante et satisfaction amère de se dire qu'on pourrait faire autre chose et mieux mais que l'on est condamné aux travaux forcés.
Je suis pourtant fier de mon jardin et ravi quand j'en dépose les produits à la cuisine. N'y aurait-il pas moyen là encore de chasser la maussaderie, d'accepter joyeusement les taches les plus viles, d'en tirer richesse et bonheur ?
Le jardin par exemple m'a appris à respecter la pluie, à craindre les brouillards, à tenir compte de la lune. Autour de moi l'immense nature vit et palpite, gigantesque présence que ma vie routinière d'intellectuel m'avait fait oublier. La vie des champs je l'entrevoyais à travers Hésiode et la poésie des jardins me souriait dans le vieillard de Tarente[4]. Folie ! J'habite sur une cime d'où j'ai une des plus belles vues du monde, sur une crête où palpitent tous les vents du ciel et j'avais des yeux pour ne point voir.
Te souviens-tu, les premières leçons de voile ? Cette découverte des amers, des signes imperceptibles de la brise, des nouvelles des temps qu'apportent la forme des nuages, la couleur et l'aspect des vagues et jusqu'aux algues qu'on rencontre. Tout prenait vie dans les propos du vieil Antoine : la rade me parlait, me confiait ses secrets, ses millénaires manies et les jeux qu'elle joue avec les vents et les flots. Dire que j'y habitais, là au bord de cette mer, depuis 20 ans et que je ne savais rien de tout cela. J'allais en quête d'images et de rêveries du Spitzberg à la mer Noire et je n'avais pas su déchiffrer ce coin qui m'a vu naître. Découvrir tout cela afin de l'aimer. Apprendre par exemple la géographie des nattes sous-marines, les secrets des pécheurs, la vie sous la mer qui doit être si riche et curieuse dans cette rade profonde. Sans bouger d'ici j'ai un monde à portée. Qui sait s'il n'y a pas tout autant de choses mystérieuses dans mon coin de jardin ?
J'aurais dû faire un bouquet de mes découvertes horticoles. Je suis sûr qu'à chaque séance de bêchage j'ai rencontré quelque vermisseau inconnu, quelque jolie chose ignorée.
Par exemple le parfum de la vigne : ce fut ma surprise de ce printemps. Je ne savais pas que la vigne exhalait au soleil cette odeur blonde et tiède, si discrète que pour la savourer il faut se glisser sous la treille et se recueillir à la clarté des grandes feuilles translucides. La lumière au dehors est blanche et sèche. Sous la vigne tout est doré - tu sais, cet or vert des vieux bijoux mycéniens qui tend au vert anglais acide et juteux. Et dans la minuscule tonnelle un parfum règne, un parfum qu'aucune maison de Grasse n'a su capter... Maintenant la vigne a une autre odeur. C'est le soir du côté du raisin framboisé. Les grosses grappes laissent suinter leur jus et tout est imprégné alentour de cet effluve un peu animal du "framboisé". La clairette est plus avancée et c'est l'odeur surie déjà vineuse des grappes trop mûres. Cela se mêle dans le crépuscule au parfum vague des Belles de Nuit qui de temps immémorial se sont logées sous la vigne et s'épanouissent au coucher du soleil. Fleurs suspectes aux émanations véreuses et sucrées : je me demande si leur odeur n'est pas secrètement empoisonnée comme celle du datura.
Et la sueur des tomates. Je suis sûr que les gens de la ville ignorent la sueur des tomates au soleil. Au bout de chaque poil, cette gouttelette jaune qui scintille et cette odeur forte, acre, impudente. La tomate sue et fume au soleil d'été, malheur à qui la frôle et se macule de cette sève essentielle !
C'est aussi l'époque des courges : elles courent plein le jardin, se glissant entre les pieds des tomates. Leurs feuilles rugueuses, à l'aisselle piquante, craquent sous le pied.
J'évoque en écrivant ces lignes la vêture d'été du jardin : tomates, courges, haricots et le bassin vert des carottes. Maintenant tout a déjà changé d'aspect. Les vignes commencent à rouiller. Les kakis tournent au vermillon dans leur sombre feuillage. Les buissons ardents se parsèment de boules rouges. Sous les faîtes des haricots la terre brune reparaît. Les allées sont jonchées d'aiguilles de pin ; c'est la saison somptueuse et morbide, l'automne aux reflets pourpres. Et c'est pourquoi les couchers de soleil sont si beaux.
Mais enfin tout cela, il n'était pas indispensable de peiner la bêche à la main pour s'en apercevoir. Mme de Noailles a chanté les tomates et ne savait sûrement pas les "pincer". Il y a d'autres impressions savoureuses : c'est le retour après une séance de bêchage; les reins endoloris, les pieds boueux et lourds, la démarche pesante et la joie épaisse de la soupe du soir. Et tout au long du sillon cette vacuité totale de l'esprit, cet arrêt de la pensée dirigée qui fait place au rêve, à une sorte de léthargie paisible. Est-ce reposant ? Ce n'est pas sans charme pourvu qu'on l'accepte et qu'on ne s'énerve pas contre la terre trop dure ou trop visqueuse.
J'ai connu les jardins, jadis, comme un décor somptueux de la vie. J'aimais visiter les parcs de la Mortola[5], du Cap Estel[6]. Une pelouse anglaise m'enchantait ; vue avec les yeux du jardinier quelle différence ! Heures de bêchage, fumage, semailles, et puis les longs arrosages, le rouleau, la faux ; la désespérante ingratitude de la terre. Maintenant j'ai compris cela. Les jardins de Syracuse, ces cassolettes au fond des latomies, les jardins de Nefta entourés de leurs murettes de boue, paradis de jasmins sous les palmes ; à Damas, dans l'oasis, les vergers au bord des seguias[7] et là-bas au bord du lac de Côme, à Lugano, à Varèse, les parcs les plus beaux du monde ; quels décors vains pour le voyageur pressé ! Collectionneur d'impressions faciles, je parcourais tout cela en amateur. Je ne savais pas quels prodiges d'ingéniosité coûtaient ces parcs artificiels, ces ruisselets dans le désert : quelles sueurs ! A Hama[8], une gigantesque noria pour un arpent de terre. Mon jardin m'a plus appris que le spectacle aisé du travail des autres. Je lui dois sans doute des joies plus secrètes, plus difficiles à savourer, plus mêlées, dans une gangue de lassitude, de dégoût.
Mon but en écrivant ces lignes est justement de mieux les dégager, de les mettre bien en valeur, de réaliser combien je suis heureux. Tant de gens s'empoisonnent l'existence, qui auraient tout pour s'y complaire. J'ai entrepris de me rendre heureux moi-même ou plutôt de savourer mon bonheur, de me l'expliquer, de m'en revêtir. Je suis sûr que mon oeuvre est à peine entamée. Il y a sûrement encore des filons inexplorés dans le magma des jours : je me prépare délicieusement aux découvertes futures. Qui sait ? ce cahier va peut-être m'aider à vivre et déjà je me sens plus sûr de ma route. Allons, il est temps, je m'en vais, le cœur joyeux, repiquer mes blettes.
*
* *
Je l'entends chanter à la cuisine. Que fait-elle ? Cependant que j'écris tranquillement ces lignes, elle s'affaire parmi les aubergines, les poivrons et les marmites. Elle a toujours trois choses à faire à la fois ; tantôt c'est le ménage, puis les enfants à soigner, à consoler, à nettoyer ; après c'est la cuisine, l'urgence du lait qui se sauve, de la cocotte qui brûle. Pauvre chérie comme ma vie l'a durcie ! Elle s'épuise aux besognes éphémères et indispensables, toujours à recommencer. J'essaie parfois de soulager son fardeau mais qu'est-ce que cela: Cependant elle chante toujours.
Comme sa vie d'autrefois devait être plus heureuse. Sa vie d'études d'abord, ces études qu'elle aimait, où elle réussissait si brillamment; sa vie professionnelle, ce monde d'enfants qui l'entourait et la chérissait. Sa vie de jeune fille sportive et libre; fille sauvage, fille de grand vent, fille de Provence petite et nerveuse aux cheveux couleur d'olive, aux grands yeux de velours. Comme ma vie l'a durcie !
Trois fois mère, les bébés lui dévorent les jours. Plus de livres, plus de courses dans la montagne, plus de musique non plus, ni d'art. Mais sans cesse cet appel exigeant et monotone, l'immense somme de travail fournie au long des jours... Je n'y puis songer sans frémir. J'ai mes heures de répit, mon métier renouvelle ma pensée ; mais elle, toujours tendue sur la même tâche, comment fait-elle pour chanter encore ? Jamais je n'ai surpris de lassitude, de dégoût, de révolte. Miracle, miracle d'amour. Aucune femme mercenaire n'accepterait pareille tâche. Mais tout ce qu'elle fait, sans qu'elle s'en doute peut-être, est tout imprégné d'amour. Sa vaillance, elle la puise tout entière dans le sourire matinal de ses bébés quand elle ouvre les volets et paraît à leurs yeux éblouis avec le soleil nouveau. Il y a, tandis qu'elle besogne à travers la maison, un dialogue qui ne s'interrompt jamais. Ce merveilleux babil de la maman avec ses petits;! Parfois je m'arrête, j'écoute et tout sourit en moi du même sourire précisément quand j'écoute Mozart. C'est la même pure beauté, lumineuse à faire pleurer. N'essayons pas de transcrire ces choses, à peine de les commenter. Pas plus qu'on ne transcrit Mozart. Il faut, dans le matin frais, quand, par toutes ses fenêtres, la maison s'ouvre au jour, il faut s'arrêter, écouter et laisser chanter son cœur. Oui elle fait la joie ici, notre joie ; autant que les bébés j'ai besoin d'elle ; sait-elle qu'en définitive tout repose sur elle seule, toute la famille ? Elle le pressent, je pense, et c’est ce qui lui donne tant de force.
Vie exaltante. Elle donne tout. Toutes les minutes de sa vie, elle nous les a livrées. Ses mains ne travaillent que pour nous et à quelles humbles tâches. Dans son corps germe la vie; tout son être est donné, voué à la vie. En revanche quel courant de vie la traverse ! Je songe à la petite jeune fille qu'elle était et je pense à ses amies qui viennent ici parfois : d'un côté la pointe du pied jouant dans le courant; de l'autre engagée de tout son corps, elle nage à pleine brasse. D'un côté une musique légère, gracieuse mais courte et de l'autre je ne sais quelle harmonie grave et sereine, un chant sacré, celui d'une nature opulente où bat la sève du printemps. Ma femme, pauvre amie, lourdement terrestre, ne regrette pas trop le temps des fleurs. Pour te célébrer, je voudrais entonner l'hymne de la vie, de la terre féconde, des vergers appesantis, l'hymne des graines qui s'ouvrent et des bourgeons jaillissants. Voici que tous deux, nous sommes entrés dans ce courant sacré; il nous emporte. Serrons-nous l'un contre l'autre et faisons-lui confiance. Il ne faut rien regretter.
*
* *
Sous la lampe, noir et or, un papillon tigré au corset de velours. Et nos têtes, cheveux mêlés, se penchent et regardent.
*
* *
Ce matin un nuage aux formes colossales s'est arrêté au-dessus de la maison. Le soleil en l'éclairant par-dessous découvrit des cavernes monstrueuses, couleur de fumée. Puis tout prit feu et tomba en cendres. Elle entra et se penchant près de moi à la fenêtre me dit « tu rêves ? » Ce mot m'a rappelé les matins d'autrefois : réveils sous la tente, jadis, quand nous avions le temps de rêver, côte à côte, les mains sur l'épaule.
*
* *
Je vais appeler ce cahier mon Livre de Consolation. Je l'ai commencé dans la tristesse et voici que ces derniers jours grâce à lui se sont tout éclairés. Je sens sourdre de partout des sources de joies. C'est bien simple : je m'aperçois que je suis heureux. Pourtant quelle triste journée et fatigante. Cette enquête; ces longues palabres avec les officiers allemands. Et toujours la désolation de mon passé détruit. Cette maison de mon enfance devenue un monceau de décombres dont toute trace de vie a disparu. Et ce pillage incessant parmi les ruines. Méchanceté des gens qui rôdent alentour, anxieux de voler ce que la destruction a laissé subsister. Impuissance totale devant le désastre. Je m'étonne quand je vais là-bas de rester les yeux secs, comme pétrifié. Je défends ce qui reste moins pour moi que pour mes enfants. J'ai mesuré la perte et l'ai acceptée. La vie continue... Qu'est-ce, après tout, que ces meubles, ces vases, cette argenterie : choses mortes. La vie, ma vie, est ailleurs, ici, auprès de Jean-Pierre malade. Un quart d'heure de jeu avec Michel, de découpage et coloriage avec Jean Pierre et toute cette scène de destruction est oubliée; je suis redevenu moi-même; je regarde devant moi. Ah ! si les enfants n'étaient pas là ! Quel désespoir ce serait de voir le missel, que maman avait enluminé pour moi, écrasé sous les pierres et dispersé aux vents. Les enfants m'ont donné l'avenir. Ils me tirent vers eux, je leur dois l'espérance. Je ne veux plus dans ce cahier évoquer la ruine, le désastre des Bruyères. C'est une affaire classée. Quand la guerre sera finie, je reconstruirai. Un enfant va me naître; un beau bébé tout neuf : auprès de cela qu'est-ce qu'une maison détruite ?
De nouveau nous voici dans les transes. Cette rechute de Jean-Pierre nous bouleverse. Il paraît que le pauvre bébé se tordait de souffrance dans son lit. Appendicite ? Péritonite ? On prononce ces mots à mi-voix et l'on se relaie au chevet. Il dort les cils entrouverts et la pupille blanchâtre se devine comme révulsée. Tout fait peur dans une première maladie d'enfant. On ne sait pas ce qu'un si petit corps peut supporter sans se rompre. Peut-être s'habituera-t-on à ces choses. Mais ce soir je n'en dis pas plus... nous avons si peur...
Il faudra s'accoutumer à ces à coups. Trois alertes déjà au cours de cette convalescence; alertes vaines semble-t-il puisque ce matin encore on s'est réveillé si gai, si joueur et décidé à vider toutes les assiettes. Cette émotion d'hier, qui nous empêchait de nous endormir, serait oubliée déjà si je ne l'avais notée sur le cahier. Par contre c'est Michel cette nuit qui s'est réveillé, l'estomac crispé, tout pâle et contracté. Il était minuit quand nous l'avons tous deux changé et recouché. Nous avions si peur que lui aussi ne soit malade. Il s'est réveillé tout rose avec l'aurore.
La vérité serait-elle inhumaine ? Les hommes d'autrefois vivaient heureux dans un univers à leur taille parmi les dieux familiers. Je regarde cette gravure enfantine : le Père Noël enjambe une cheminée sous un ciel d'hiver ruisselant d'étoiles. Mon cœur sourit au vieillard : c'est la bûche, la veillée, la joie de Noël. Mais les étoiles... cet univers vertigineux et mortel, cette immensité éperdue et sans âme. Le monde se dérobe sous mes pas et s'enfle à l'infini sur ma tête : qu'est-ce que mon foyer, mon univers de vie, ce petit cercle d'âmes dans l'immensité de l’univers ? Je regrette le Père Noël. La vérité m'effraie.
La science n'a pas délivré les hommes de la peur. Je crois plutôt qu'elle a suscité une angoisse sans borne. Comment s'habituer à pareille solitude ?
Nous étions heureux avec Dieu, les anges et nos saints patrons... presque tranquilles. Mais la mort d'un homme dans cette gigantesque machine ne pèse tragiquement rien.
Quelle solitude autour de nous et ma voix s'y perd comme s'y perdra mon âme... abîme sans fond ! Nos morts dans cet au-delà inhumain, les reverrons-nous ? Cette question a-t-elle un sens ? Je frissonne ce soir et j'ai pitié de ceux dont les artères battent à cette heure, engagés avec moi dans l'unique aventure. Peut-on encore, en contemplant les étoiles, prononcer la prière des enfants : notre Père ? Tant de chaleur dans tant de froideur !
*
* *
J'essaie de me convaincre qu'un seul acte de charité vaut tous les espaces interstellaires et brille d'un éclat plus pur que les étoiles, qu'un crime d'homme est plus grave qu'une rencontre d'astres…
Nous sommes trop seuls tous les deux. Si l'un d'entre nous tombait malade, ce serait la catastrophe. Malheur des enfants uniques : nous n'avons ni frères, ni sœurs. Dans le monde, notre famille s'arrête à nous. Un ami jamais ne remplacera un frère. J'aurais tant aimé avoir un frère ; dans les jours d'adolescence, où l'on se sent si seul devant la vie, quel réconfort, quelle aide ! Et maintenant encore au chevet des bébés, la présence d'une sœur ! Mais non, irrémédiablement seuls, isolés. Et si je venais à disparaître ? Je ne veux pas y penser; personne n'est indispensable. Mais comme ma vie a pris du poids, s'est chargée de sacré depuis trois ans ! Je n'ai pas peur de mourir. Même je m'en irais volontiers depuis que maman n'est plus là. Mais j'aurais l'impression d'abandonner un poste avant d'avoir accompli ma veille.
*
* *
Le charme de Michel c'est sa transparence. Toutes les impressions de son âme se manifestent au dehors. Jean-Pierre, à trois ans, a déjà des petits déguisements. Il sait jouer ses sentiments, faire des mines, feindre. Michel, lui, c'est la simplicité même, comique souvent, parfois impudente, mais si touchante. Il ne pense même pas qu'on puisse cacher ce qu'on sent. J'aime l'entendre crier sa joie; il a des cris de ravissement, d'extase devant les jeux de lumière, les ombres sur le mur. Quand il rit, on sent que tout rit en lui, toute sa petite âme est là dans ce rire. Je voudrais retrouver cette innocence. Mystère des saints Innocents : je songe à Péguy qui méprisait tous ceux qui font les malins. Le monde est plein de ces gens-là. Notre civilisation est leur oeuvre et nous sommes tous terriblement malins, comme Satan. Dieu, lui, n'est pas malin. Sa sagesse n'a pas besoin d'être habile. Michel a cette fraîcheur divine en lui; la vie ne l'a pas encore compliqué, il est sans astuce et sans détours comme les anges doivent l'être. Bénédiction sur une maison que la présence radieuse d'un bébé. On l'a dit souvent, c'est quelque chose du Paradis qui vient à nous. Je le crois profondément.
Devant un berceau, le rationaliste le plus orgueilleux est comme frappé de stupeur comme les Mages à Bethléem. Par son innocence l'enfant nous introduit au seuil des bienheureux : les plus grands saints atteignent à peine là où il se meut naturellement. La grâce de Michel dans sa longue chemise de nuit, dormant les bras tendus au-dessus de la tête. C'est là qu'il faudrait prier, quand, à l'heure du coucher, nous allons, on tiptoe, ramener leurs couvertures. A partir d'aujourd'hui nous ferons notre prière du soir à genoux près du berceau de Michel afin, près de lui, de nous imprégner d'innocence.
*
* *
Alerte juste au moment de nous mettre à table. Je me souviendrai toute ma vie de ce mugissement qui chaque fois met la maison en émoi. Les enfants écoutent avec un air étonné qui me navre. Mais c'est elle surtout qui s'affole. Emotive; le bruit des avions la fait pâlir. Et cette batterie si proche qui fait tout trembler. A quoi bon ? Notre impuissance est aussi totale que devant la foudre. Il faut attendre et faire confiance en Dieu. Et je donne le signal du repas.
*
* *
Visite du Père. Les routiers cet été nous ont tous déçus. Nous pensions avoir là un noyau de garçons à toute épreuve. L'expérience prouve qu'au-dessous de 20 ans, les plus solides en apparence sont sujets à toutes les défaillances. Rien de plus incertain que cet âge routier. Les mêmes garçons sous la conduite d'un vrai chef sont capables de sacrifice, de générosité, peut-être d'héroïsme, livrés à eux-mêmes ils ne sont plus que des gamins lâches, veules devant leurs appétits, malins et sans grandeur. Tout cela justifie les mouvements de jeunesse. Les jeunes veulent être encadrés pour s'épanouir en beauté. Seuls, ils perdent la maîtrise, s’abandonnent et retombent vite au niveau des plus vulgaires ! Ce serait exaspérant si on les jugeait en hommes, mais le contact avec eux m'a enseigné l'indulgence. Il faut les mener ferme, l'on obtient tout quand ils sont organisés en groupe et il faut leur passer bien des gamineries dès qu'ils rentrent chez eux. On dirait qu'ils ne sont plus les mêmes. Accorder sa vie privée, où l'on est maître, avec l'idéal accepté d'enthousiasme tel qu’il est vécu au camp, rien de plus difficile. Tout paraît aisé quand on est trente et qu'on baigne dans la ferveur collective; le retour aux taches coutumières est la pierre de touche d'une conversion.
Hier au soir, à l'heure du coucher j'ai pris sur moi de passer la nuit dans le jardin. C'est un exercice qui me réussit parfaitement. J'ai remarqué l'hiver dernier une légère hésitation quand le soir après-dîner il fallait partir en sortie de clan. Aussitôt dehors du reste, la marche de nuit m'enchantait. Mais c'est le départ qui coûte quand on abandonne pour une nuit glacée, hostile, la clarté étroite de la lampe. A l'analyse il y a plus que de la paresse dans ce sentiment; il y a la révolte du sédentaire, la répugnance à sortir des murs, à se livrer à la nature, à affronter une lutte contre le froid, la fatigue, le risque qui rôde dans les ténèbres. J'ai décidé de vaincre cela; cet idéal du « rover » qui se dessine dans « Rovering to success » de Baden Powell m'a vraiment séduit. Je veux être capable au premier signal de dormir dehors par tous les temps, de me débrouiller pour me coucher en pleine nuit quelque part sans lumière et sans abri. Ce que j'aime dans le scoutisme, c'est la lutte contre des difficultés réelles, celles de la vie des bois, de la vie dénuée; en un mot de la vie vraie : dormir, se nourrir, marcher, on retrouve là des problèmes primitifs ; une sève monte en vous, renouvelée des âges perdus de l'humanité. Il ne sert à rien de se plaindre dans la bourrasque ; il faut coûte que coûte faire face pour en sortir. La nature se charge de nous apprendre à vivre et ce n'est pas une maman-coton. Vrai, il n'est guère de meilleure éducation que celle-là.
J'ai donc fait mon trou de hanche dans les aiguilles de pin et après avoir disposé ma petite moustiquaire, je me suis endormi sous les étoiles. Dormir ainsi est beaucoup plus formateur qu'une nuit sous la tente : la tente c'est encore une maison. Il y en a qui sont plus confortables qu'une couchette de chemin de fer. Ici quand j'ouvre les yeux, c'est tout le ciel que je vois à travers les arbres, tout le ciel étoilé et dès qu'une brise nocturne se lève, rien ne l'empêche de me caresser, livré, par tout mon corps, aux éléments, sans défense. On se lève dans la rosée du matin plus fort, vraiment retrempé comme Antée[9], par le contact de la terre maternelle et l'on rentre à la maison tout parfumé des senteurs de l'ombre.
*
* *
J'ai appris à vivre dur. Elevé mollement en un temps de vie facile dans un pays de luxe et de paresse, j'ai longtemps considéré la vie comme une partie de plaisir. Je jouais. J’ai joué jusqu'à mes examens considérés comme un sport, joué même ma classe que je faisais sans conviction et comme pour passer le temps. Je vivais au jour le jour, quêtant des joies de ci de là ; je me nourrissais du suc d'autrui (art, littérature, musique) mais aussi de toutes celles qui m’ont aimé, du chœur douloureux des disparues. Je ne donnais rien absolument rien de moi-même. J'étais affreusement clos. Egoïsme dont je souffrais parfois. Mais le moyen d'en sortir ? J'ai vécu ainsi, en marge de la vie, en me figurant que je vivais fiévreusement; agité sans agir, perpétuel diverti. Comment leur demander pardon ? Où sont-elles à cette heure dans la France bouleversée ? Dieu ! comme je les ai donc oubliées ! Un passé qui est sorti de moi. Mais hélas qui reste mien, que je ne puis anéantir.
J'ai appris à vivre dur et à donner quelque chose de moi, de mon temps et parfois de mon cœur. Retracer l'origine ? Eh bien, c'est la guerre. Je pense que beaucoup de Français ont été rebaptisés par la guerre. Et très exactement par la défaite, car pendant la guerre encore, - j'entends la drôle de guerre - je jouais au soldat. Soyons francs : c'est au cours de l'été 1940 que, lentement, la partie de plaisir a pris fin. Peu à peu les activités de jeu se sont épuisées. Le temps puis les ressources manquaient. Bientôt l'urgence des problèmes de subsistance s'est imposée. L'étranglement commençait qui nous oppresse depuis trois ans. La seconde étape se place à la rentrée, quand j'ai retrouvé la jeunesse - toute désemparée - mais fervente. Oh ! ce printemps manqué : 1940-41, que d'enthousiasme dans cette France nouvelle qui secouait son passé et croyait faire peau neuve ! Que de générosités perdues, d'efforts vains, de grandeur gâchée. Mais non, ce fut très beau : jamais le visage de la France, souriant à travers ses larmes, ne fut plus digne d'elle. C'est dans cette atmosphère de renaissance et de foi que j'ai découvert mon métier.
Personne au long des années d'études ne m'avait expliqué ce que devrait être ma tâche future. Ma vocation ? Je n'avais été attiré au départ que par mes goûts littéraires. Les études m'intéressaient et tout occupé de mes découvertes je ne songeais guère aux garçons qui m'attendaient sur les bancs noirs. Je récitais les poètes et parfois je m'enivrais de ce commerce, jamais las d'apprendre, de connaître, et d'aimer. Je prétendais posséder le monde par la science, les voyages, les rêves et vivre, perpétuel instable, à travers le temps et l'espace. Cette vie je l'ai continuée avec plus d'abandon encore quand le métier s'est offert à moi.. Professeur itinérant, j'ai prétendu enseigner. Mais l'enseignement n'était qu'un prétexte pour voyager. Qu'ai-je fait à Tunis, à Beyrouth, à Bucarest ? Qu'ai-je enseigné ? Aucun souvenir. Ma vie n'était pas avec les étudiants qui m'écoutaient mais toute livrée aux souffles du dehors, jouisseuse, secrètement vermoulue.
Personne ne m'avait expliqué ma tâche. J'avais admis qu'elle ne pouvait être qu'ennuyeuse et je riais des imbéciles qui préparent leurs cours et corrigent scrupuleusement leurs copies.
Octobre 1940 : comment ne pas aimer ces garçons désemparés, ces pauvres petits français, germés sur un cadavre, inquiets, se demandant s'ils étaient fin ou commencement et se voulant de toutes leurs forces commencement. Je ne pouvais plus me borner à instruire. Ce furent des paroles difficiles à exprimer, qui me brûlaient les lèvres. La classe grise s'est emplie de choses saintes, atmosphère de communauté fervente, confiance et communion. Il fallut être digne de ce qu'ils voulaient de moi. Ils m'ont appris bien des vérités; par eux j'ai entrevu bien des deuils et tant de détresses. Ma tâche, ce métier abrutissant, cette ennuyeuse besogne, c'était une chose sacrée et je l'ignorais. Depuis j'ai vécu intensément ces heures de classe. J'y ai coulé ma vie; j'y crois. Je m'apprête à repartir à la conquête de nouveaux élèves et j'espère une fois de plus les mener, à marches forcées hélas, à travers cette cruciale année de première où les gamins deviennent des garçons, l'année où commence l'inquiétude et où germe l'amour.
Ce cahier m'occupe bien plus que je ne le prévoyais et j'y passe depuis trois jours le plus clair de mon temps. Elle s'imaginait que je rédigeais ma thèse et j'avais pris soin d'en ouvrir le dossier. Hier soir elle m'a félicité de mon ardeur au travail, il a bien fallu la détremper et j'ai décidé de lui lire ces pages. Lecture faite, elle est venue m'embrasser sans rien dire et nous nous sommes regardés longtemps tout brillants de bonheur. Merci petit cahier !
*
* *
C'en est fait : la maison est occupée. Je n'osais exprimer cette crainte, même dans le cahier, de peur de lui donner corps. C'était pourtant à prévoir, fatalement. Et nous voici désormais obligés de vivre au milieu des soldats, des camions, des motos, du bruit. Nous faudra-t-il quitter ce toit ? Et où aller ? Après le désastre des Bruyères j'espérais respirer un peu : qu'avons-nous donc fait à Dieu ?
Ce cahier m'aide vraiment à faire face. Je le continuerai dans le tumulte qui m'environne. Je chasserai de ma présence tout ce monde hostile et je poursuivrai ici ma quête de joie.
Hélas, nous ne demandions aux hommes que de nous laisser vivre en paix. Il était si simple d'être heureux sur la terre. Pourquoi cet immense jeu de massacre ?
L'autre jour j'évoquais cet automne 40 qui m'a appris tant de choses. C'est à cette époque aussi que j'ai découvert le scoutisme. Cette sortie de clan d'où je suis revenu rompu et radieux. J'étais déjà scout sans m'en douter : je suis entré dans ces activités le plus naturellement du monde, j'en avais besoin. Mais ce fut un grand pas de fait vers la vie dure et la vie généreuse. Je n'aurais jamais accepté avant la guerre un idéal aussi exigeant car il faut se mater d'abord, s'assouplir et se durcir et puis ensuite guider les autres, être chef. Dévouement des chefs scouts. Comme j'en suis loin. Mais irrésistiblement entraîné, d'année en année, plus engagé dans le jeu.
Ce n'est rien de camper, de prendre des habitudes viriles, douche froide, etc. La tâche devient rude quand il faut renoncer à des après-midi, à des journées de calme vie familiale ou de divertissement pour aller commander des garçons, s'intéresser à eux, vivre leur vie. Ces réunions du soir, l’an passé, quand il fallait, dans la nuit et sous la pluie gagner la ville et quitter la tiédeur du foyer ! Je n'ai pas donné grand chose au scoutisme ; du moins lui ai-je sacrifié plusieurs fois ma vie de famille. Est-ce. un regret ? Non.
Non car je paie une dette. Ce que je dois aux Scouts est immense. Ne serait-ce que ma vie spirituelle. J'étais étalé au dehors happant les instants un à un, l'âme en léthargie : sommeil de Psyché balancée par les zéphyrs. Rappelle-toi ces retours de voyages, tout écœuré de divertissement, énervé de vaine agitation. J'avais parcouru des lieues, visité des musées, contemplé des paysages, des peuples nouveaux et je revenais vide, déçu, ayant l'impression d'avoir perdu mon âme, perdu le chemin de moi-même. Ce tourisme d'avant-guerre, quelle vanité ! Rien de plus démoralisant que les voyages modernes, aussi abêtissants que le cinéma.
Le camp scout est la vraie retraite spirituelle qu'il nous faut. Vie de plein air, solitude propices au recueillement. Cadre magique pour la prière. Il y a des veillées que l'on ne peut plus oublier. Des heures de méditation en commun, de ferveur qui réveillent l'âme la plus assoupie. L'oratoire de Carros amoureusement construit de nos mains et la prière qui vint couronner l'édifice : jamais on ne prie comme dans une chapelle qu'on a bâtie soi-même. Chaque pierre est un acte de foi et le tout, un acte d'amour. Notre humble autel était du jet des cathédrales : agir pour croire.
Vais-je ici parler de ma foi ? Ce cahier le supportera-t-il ? Essayons. J'éprouve depuis deux ans un vrai printemps spirituel. Pour être franc, les jeux dangereux de la vingtième année m'avaient laissé bien sceptique. Mes excursions avec Vernet dans la littérature gnostique et l'archéologie biblique m'avaient donné un tour d'esprit railleur et supérieur. Crétin. Il y a même « Glissements » ce roman manqué, témoin de la crise lente dans le goût de Jean Barois[10]. Depuis, j'avais fermé le chapitre et vivotais content de peu, très curieux des choses religieuses, en somme attiré par les mystiques mais incapable de foi. (Garrigou-Lagrange[11] : nostalgie des états qu'il analyse; je me les représentais pour en jouir. Rembrandt, qui a si puissamment peint l'extase, l'a-t-il éprouvée jamais ?) Tourisme d'amateur dans le jardin sacré, impiété.
Depuis, il y a eu Le Senne[12]. Je me demande si beaucoup de gens ont lu Obstacle et Valeur. C'est un livre rayonnant; moins par ce qu'il démontre que par ce qu'il suggère. Longtemps après, c'est de lui que je puis dater, je crois, ce besoin de Dieu que j'éprouve si profondément. Par delà toutes les difficultés historiques ou dogmatiques que je retrouve intactes quand j'y reviens, ma foi m'est revenue comme un besoin profond de ma nature. On ne peut pas vivre sans Dieu. C'est se nouer, se mutiler, se refuser à un humanisme vraiment total. Il faut être bête comme tel maître d'école pour parler de superstition et d'obscurantisme. Par delà toute détermination matérielle un courant sacré passe en nous et nous porte vers l'infini. Rien sur terre ne peut satisfaire cette exigence de la valeur qui dépasse toutes les valeurs et les colore en passant. Il faut avoir les volets bien opaques pour ne pas apercevoir cette présence immédiate, cet éblouissant soleil qui réchauffe le cœur du plus démuni, cette espérance divine qui fait fleurir malgré tout l'humanité.
Scandale d'une humanité sans Dieu. Le monde a l'air de donner un démenti à cette vérité dont je suis tellement sûr maintenant, dont mon être est tout pénétré. Quand on sait qu'il y a cette Présence, qu'on l'a pressentie en soi et que l'on contemple ce monde occupé, soucieux de ses intérêts matériels, vivant comme s'il n'existait pas, on est choqué jusqu'à l'ahurissement. Quelle malédiction pèse donc sur cette créature pour qu’elle se détourne ainsi de son créateur. Ce spectacle me glace et m'effraie. Il faut que je m'isole pour réchauffer ma foi et crier ma confiance malgré tout. Solitude du chrétien. C'est cette solitude qui a fait surgir les missionnaires. Mais par moments l'ivresse sacrée me saisit moi aussi. Je voudrais parcourir les rues comme Joachim de Flore[13] et leur crier d'ouvrir les yeux, leur crier de songer à leurs morts, les supplier de penser à leur âme. Quel spectacle qu'une ville, qu'une campagne de France. Quelle absence de toute vie spirituelle, de toute ouverture sur le monde des âmes. Quelle mort morale !Quelle nuit ! Cela peut-il durer sans que la France en meure ? Voit-on ce peuple de purs marchands, de purs fonctionnaires, de purs petits bourgeois, éventé de tout parfum spirituel, asservi à ses petits intérêts, sans grandeur, sans âme, ce peuple qui a bâti les cathédrales ! Il faut, il faut que tous à notre poste nous entendions cet appel, cette vocation d'apôtre urgente, pressante. Il faut sortir de nos maisons et de nos carnets de comptes, il faut faire souffler le grand vent de Pentecôte qui secoue les gens et les rend ivres.
*
* *
Mort de Dieu. Il est mort dans nos villes. Ses cathédrales désertes où les cloches semblent sonner un glas. Un petit troupeau ridicule au pied d'un autel inaperçu. A côté la vie tumultueuse bat son plein, les tramways roulent, les autobus, les camions, la vie urgente et frénétique, la foule.
Mais la foule n'a plus besoin de lui. La foule désaffectée profane, lourde et subtile comme une machine. La vie s'est retirée du chœur, de la nef; ses flots battent le parvis. L'église de pierre comme une coque vide garde l'écho de ce lent reflux, le parfum désuet des âmes. Comme un organe inutile, un rameau sans sève, elle se survit, témoin d'une vie évanouie : elle est entrée dans l'histoire, la vie l'a quittée. L'homme sans Dieu la longe sans la voir et sans même la mépriser.
Est-ce une lâcheté de ne pouvoir s'en passer ?
*
* *
Comment expliquer l'absence de Dieu ? Quel enchantement nous aveugle ? Quelle calamité nous prive en pleine clarté de voir la lumière ? Pourquoi, quand la terre entière est un vaste cantique, les oeuvres de l'homme n'ont-elles d'autre fin qu'elles-mêmes ? Seuls chantent parmi nous les artistes et les poètes. Le reste détruit, dévore, utilise. L'intelligence s'acharne dans une voie sans issue, demandant à la matière une vérité qui tue. Alors Dieu meurt dans nos âmes, les pourrit et l'on s'étonne après de la misère des hommes !
Mais le mal, lui, est là. La cruauté des hommes a une envergure merveilleuse. Leur malignité, des raffinements de génie. L'accumulation et la grandeur des crimes, tout cela dépasse la simple nature. Non ce n'est pas naturel.
Le mal existe : Satan nous travaille comme un ferment. J'éprouve, je pressens l'esprit du mal : fornication, crapule, toute la boue plus qu'humaine que nous vomissons sur le monde. Je ressens ce qu'il y a de démoniaque dans nos misères : une possibilité infinie de faire le mal.
Infinie perversion.
Le bruit sourd du mal universel rend plus terrible mais plus présent aussi le silence de Dieu.
Cette immense humanité silencieuse.
*
* *
Dieu abandonné. J’étais, hier soir, sur les champs de neige de Thorenc. Le sommet du Cheiron diaphane dans un ciel vert pâle. Solitude glacée. Et tout cela, tout ce paysage sans homme, exprimait une inexprimable beauté. La montagne chantait la gloire de Dieu.
Deux heures après, j’étais dans le train parmi les hommes, dans la laideur profane, dans un autre monde.
Cette immense humanité glacée.
Je suis rentré par la pluie. A la fenêtre trois têtes qui souriaient. Et quand j'ai poussé la porte : ruée de petits pas et cris de ravissements. Ce sont les petites joies qui font le bonheur.
*
* *
Nous manquons de fougue et nous manquons de foi. Nous manquons de tout ce qui fait la grandeur d'un individu ou d'un peuple. J'ai reçu deux anciens élèves. Intelligents. Ils m'ont parlé avec leur cœur et je suis effrayé de leur désarroi moral. Ils m'ont positivement démoralisé moi-même. Cette jeunesse est vraiment désespérée, comment ne le voit-on pas ? Ce n'est pas de Virgile ou d'Horace dont ils ont besoin, mais de nourritures plus substantielles. Je l'avoue avec peine, la formation purement littéraire et esthétique que nous leur donnons est une babiole auprès de l'urgence d'alimenter leur cœur. J'essaie en classe de leur donner soif, d'exciter leur faim, d'aiguiser ce besoin d'idéal, de grandeur, de générosité propre à leur âge. Mais ce sont des âmes saccagées. Il y a la défaite et tout l'accablement qui s'ensuit et devant des horizons bouchés, l'appel violent des appétits charnels : jouir, gagner de l'argent par tous les moyens, troquer, jouer, vendre, faire des affaires et s'en vanter. A quinze ans, prêts à faire argent de tout : quelle misère !! Les meilleurs, devant les événements écrasants, renoncent à penser, à dominer par l'intelligence. Ils subissent sans réagir l'inévitable. Tous ne songent qu'à esquiver le risque, à éviter l'engagement, à tirer leur épingle du jeu.
Ils manquent de fougue et de foi, ils ne sont pas du sang dont on fait les martyrs. Il n'y en qu'un - et je l'aime – c’est un communiste. Sa conviction forme toute sa vie : c'est un croisé. Un égaré peut-être, mais du moins voit-il plus loin que l'immédiat, du moins a-t-il quelque idéal.
Non ce n'est pas Virgile ou Horace qu'il leur faudrait, mais un contact exaltant avec les héros et les saints et une foi qui les tienne aux entrailles. Leur âme est déserte : mais qu'y a-t-on jamais semé ? Une petite morale, une courte sagesse pour usage en ville, une médiocre hygiène physique et spirituelle : telle est l'éducation dérisoire du XXe siècle. En pleine bataille universelle, non pas seulement des armes mais des idées et des principes mêmes de notre civilisation, nous laissons la jeunesse en friche, satisfaits de lui inculquer quelques broutilles de la sagesse antique ; qu'y peut-elle puiser, quel absolu, quelle vérité actuelle quand la France se meurt ?
J'essaie de leur donner faim et soif. Mais pour les rassasier, les étancher, je n'ai rien. Comment les mener aux sources d'eau vive ? C'est cette impuissance du professeur qui m'a engagé dans le scoutisme où je puis librement mener ma tâche jusqu'au bout, jusqu'à la prière revigorante,jusqu'à l'espérance rajeunissante.
*
* *
Joie hier soir : Jean-Pierre pour la première fois depuis un mois n'avait plus de fièvre. Nous avons dîné le cœur léger et l'on ne voyait même plus les silhouettes vert-de-gris casquées sur le ciel rouge.
*
* *
Je viens d'écrire une phrase bizarre qui me rappelle mes essais d'étudiant. J'aimais jadis faire chanter les mots, les rapprocher brutalement et les écouter tinter. Alliances de mots : quand je croyais avoir réussi une phrase, je me la répétais au long du jour comme on respire une fleur. Te souviens-tu de Ioan Pilat à Bucarest, Président du Sénat et poète. Nous fabriquions des haïkaïs comme on fait des miniatures. Jeux exquis, danses de pointes, pinceaux japonais sur une porcelaine; il est si doux d'être un peu précieux; pourquoi les manuels sont-ils si sévères pour les Précieuses ? Ne leur doit-on pas un La Bruyère et parfois un La Fontaine ?
*
* *
Pendant que j'écrivais ces lignes, un grand fracas sur la corniche : rugissant de toutes ses chenilles, une colonne de Tigres a défilé. Ecrasement des haïkaïs et de la Chambre bleue…
Cette nuit un orage épouvantable. La Côte toute violette sous les éclairs. Il a fallu veiller près de Jean-Pierre encore nerveux et tout effrayé. Je sentais son petit cœur battre et, sans parler, ses yeux nous interrogeaient. Que lui dire pour lui expliquer le tonnerre ? Il semblait étonné de notre impuissance à faire cesser ce bruit. Que sera-ce si le canon parle quelque jour aux environs. Il y a une batterie à 500 mètres et de jour en jour la guerre se rapproche. Pauvre bébé.
Ce matin il y avait un petit lac devant la chapelle quand je suis allé sonner l’angélus. Mais plus un nuage au ciel et la clarté rose des beaux jours. Une brume légère flottait sur la ville, mais tout au loin des teintes d'aquarelle sur les montagnes. Fraîcheur, allégresse de sonner la cloche dans le matin tout nouveau. J'écoute les trente-trois coups s'envoler un à un et descendre heurter la falaise au fond du vallon.
Peut-être un jour sonnerai-je l’angélus de la paix.
*
* *
Michel, qui n’a rien entendu de l’orage, s’est levé d’excellente humeur et descend en chemise de nuit chercher son petit déjeuner. Une poupée d’une main, de l’autre le couvercle du sucrier. A chaque marche il jette le couvercle, pousse un cri de détresse, descend le chercher avec un « Ah ! » de triomphe et recommence. Il comprend maintenant une foule de choses ; ses yeux bleus légèrement ahuris ne cessent d’observer et de découvrir. Il y a tant de choses merveilleuses dans cette maison !
*
* *
Je contemple avec sérénité le saccage de mon jardin par les soldats verts de gris. J’ai tout perdu depuis trois ans… La destruction des Bruyères a comblé la mesure : maintenant j’ai compris, je suis prêt à tout.
Mais qu'est-ce que cela dans le malheur du monde !
*
* *
En remontant ce matin : une goutte de soleil, ce scarabée sur la route blanche.
*
* *
C'est une lourde servitude d'habiter sur une montagne à quatre kilomètres de la ville. Ai-je déjà peiné depuis la mort de l'auto sur cette pente tantôt brûlante tantôt glacée ! Jamais autrefois je n'aurais cru possible de vivre ici sans voiture. Nous avons cependant peu à peu pris l'habitude de cette longue route et de pousser nos bicyclettes en haletant. C'est encore sur ce chemin que j'ai appris la vie dure et l'ai acceptée. Après la classe cet effort physique qui me ramène épuisé au logis. Fatigue que je veux saine mais qui me ferme aux petites joies. Car il faut être détendu pour éprouver son bonheur. Résolution à prendre : savoir dominer sa fatigue, l'étouffer à force de bonne humeur.
Mais je ne songe pas un instant à habiter en ville. Comment peut-on se nicher dans le ciment quand il y a autour de nous, s'offrant à nous à chaque instant, toute la beauté du monde. Je renoncerais aux aurores, aux miroitements de la rade, aux rouilles d'automne, aux papillons ? Je ne comprends pas qu'on puisse être heureux sur l'asphalte. Ou c'est un bonheur sophistiqué. Ces enfants qui ne voient un brin d'herbe qu'une fois par semaine et ne savent rien de la ronde des saisons. Ces gens séparés, cloîtrés, hors du monde, fiévreux. Pieuvre ardente dit le poète ; ah ! je hais les villes.
*
* *
Rencontre en ville : superbe sur un vélomoteur flambant de vernis un ancien élève croise mon démocratique vélocipède et ne daigne pas me reconnaître. Qui est-ce ? Le pire cancre que j'aie jamais connu, paresseux, malhonnête et sournois. A quoi tient donc le succès !
*
* *
Je n'aime pas ce que je viens d'écrire. J'y sens de l'amertume. Serais-je jaloux de ce garçon parce qu'il gagne de l'argent ? Triste, triste. Si j'en suis là le livre de Consolation ne m'aura guère profité et je n'ai plus qu'à fermer ce cahier.
*
* *
Aujourd'hui 26 septembre : date à retenir. J'ai reçu une visite qui va marquer dans ma vie. J'ai revu Potel. Essayons un bilan. D'abord joie de retrouver mon voisin de la Salle des Actes, l'étonnant bavard qui m'intéressait plus que Dalmeyda aux heures de thème grec.
Inquiet aussi de le retrouver après neuf ans. Qu'allais-je voir ? Qu'allions-nous dire ? Souvenirs fanés, cendres qu'on essaie de rougir et qui s'envolent. C'est triste ces retrouvailles d'anciens camarades : la vie a tellement bifurqué. On s'accroche l'un à l'autre sans trouver de prises.
Mais peu à peu, après le tour d'horizon des amis communs, nous sommes repartis à la découverte l'un de l'autre dans un ressourcement d'amitié. Comme le puits artésien sous des épaisseurs de glaise, elle a rejailli ; qui sait ? plus fraîche qu'avant… Tous deux nous en étions au même point, pareillement transformés, rodés aux mêmes surfaces. Stupeur et ravissement. On riait de se sentir si proches. Jacques avait été un pur littéraire jadis. J'entends par-là que l'art et la beauté seuls l'intéressaient dans le monde. Ensemble nous lisions les poètes, prêts à l'enchantement, accueillant de partout, riches des trésors pillés, faisant notre miel avec toutes les fleurs. La vie nous a séparés, lourds de butin mais toujours insatisfaits.
Et voici que je trouve en lui un apôtre, un homme voué, obéissant à l'appel profond d'une vocation. En lui s'est révélé le professeur.
Chargé d'une classe importante, il s'est brusquement trouvé en présence du réel. Je veux dire des réalités spirituelles. On a exigé de lui une nourriture dont il s'était passé jusqu'alors. A quoi peuvent servir, dans la débâcle des valeurs essentielles, tous les trésors accumulés par le dilettante ? Il a constaté qu'il était au fond très pauvre au milieu de ses fausses richesses. L'inquiétude de ces grands jeunes gens l'a gagné et par la fissure, c'est toute la révélation du divin qui est passée. Le voici chrétien. Il a un message de vie pour les âmes saccagées; il lutte, il conquiert, il guérit. Une flamme embrase sa vie nouvelle, flamme de charité qui éclaire tout son enseignement. Et comme les croisés avant la bataille, il est à la veille d'aller faire une retraite pour se préparer à la rentrée. Quelle joie en moi de retrouver un frère dans l'ami perdu. Ainsi je ne suis pas seul à vouloir cette croisade. D'autres peut-être, dispersés à travers la France, ont entendu cet appel d’urgence. Beaucoup d'autres, des milliers de gens autour de nous ont été touchés au vif par la défaite et la ruine des principes les plus chers. Ils ont eux aussi rejeté les jeux du dilettantisme et retrouvé l'ossature, ce sans quoi l'on ne peut plus vivre. Les Français sont des écorchés vivants ; les muscles et les nerfs saillent de leurs corps tout sanglants. Décapés de tout l'éphémère, de tout le superflu ils voient mieux cet « unum necessarium ». Richesse dans le dénuement, grandeur dans la misère. Qui sait si la France dans la douleur ne va pas retrouver son âme ?
*
* *
Un petit écureuil noir, chassé sans doute de la forêt par la présence des troupes, est venu ce matin se réfugier sur le toit. Ce fut une joie pour tous. On lui porte des croûtes de pain. A midi on ne l'a plus vu. Pourquoi la bête des bois nous a-t-elle laissé cette impression d'allégresse ? On dirait qu'elle a comme béni la maison. J'aime que les bêtes viennent habiter avec nous. Tellement mortifié l'an passé quand cette hirondelle nous a quittés pour le voisin. Et maintenant nous n'avons plus d'hirondelle.
Il y a une foule de bêtes chez nous depuis les grenouilles du réservoir jusqu'à Louise la tortue. Elle a encore disparu depuis huit jours. Mais elle revient; nous avons pris le parti de ses fugues. Je ne parle pas des poules que je n'aime pas : trop stupides. Mais il y a aussi les lapins ; parmi les sauvages, il y a les rats et d'adorables minuscules souris qui hantent le garage. Je connais aussi une colonie d'escargots, trois générations à la fois sous les feuilles du Yucca. La forêt voisine nous amène des oiseaux plus intéressants que le vulgaire pierrot. La nuit c'est la chouette au vol mou. Son cri donne au vallon une profondeur d'abîme. Le jour ce sont les rouges-gorges, les bergeronnettes dansantes, les fauvettes qui font tac tac en sautant dans les rameaux des lauriers. Au printemps la famille merle prend ses quartiers derrière le tas de détritus et gratte les feuilles mortes à grand bruit. C'est en hiver que passent les vols de sansonnets bavards, affamés d'olives. Le rossignol préfère la forêt et c'est de loin qu'on entend son chant sacré dans les nuits calmes de mai, se mêlant au chœur rythmé des grenouilles.
Est-ce tout ? J'allais oublier les papillons et les bébés ne me le pardonneraient pas. Il n'est pas de bête qui les enchante plus que les papillons qu'ils n'attrapent jamais, ainsi que les sauterelles aux élytres rouge et noir. Pour eux ce sont, je pense, des fleurs volantes et Jean-Pierre est amoureux de toutes les jolies fleurs.
J'en oublie encore et tant ! Les lucioles des nuits de juin qui viennent se promener sur les paupières du campeur et lui donnent des éblouissements et à l'autre extrémité ces sales petits rampants qu'on appelle iules et qui se permettent à chaque ondée d'envahir la maison.
Décidément cette visite de Potel m'a marqué. J’y puise un continuel encouragement; il m'a donné un nouveau départ. C’est très beau quand deux âmes se heurtent par hasard sur la terre et qu'il s'en élève une harmonie. Eblouissantes collusions d'atomes; chaleur, énergie, rayonnement : je sens mes forces rajeunies par cette heure de grâce. Qu'y a-t-il eu d'autre entre nous qu'une simple conversation ? Mais les cœurs affleuraient, un courant magique nous électrisait; nos paroles nous caressaient comme une flamme. Mystère des rencontres d'âmes; il y a des amis avec qui l'on vit quotidiennement sans que jamais la rencontre d'âme se produise. Et puis brusquement, un jour, une brisure quelconque et l'on aperçoit l'âme, le profond regard qui ne nous avait jamais quittés et qu'on n'avait jamais vu.
Capacité de l'âme à se joindre aux autres.
Où en est ma quête de l'âme ? Il y a deux ans que j'ai entrepris de déceler sa présence à tous les coudes, toutes les jointures de ma vie. J'ai interrompu le journal au chapitre de la Promesse. C'était au lendemain de la cérémonie : te souviens-tu de ce serment prononcé sur la cime du Mont Vinaigre, face au clan réuni, quand j'ai juré de servir de mon mieux, Dieu et la Patrie. Ce n'est pas à la légère que j'ai pris cet engagement la main sur l'étendard scout. J'ai beaucoup médité sur le sens de la promesse, le mystère de l'engagement. Par récurrence cela m'a fait mieux comprendre la portée du mariage, voire des vœux du religieux, du serment des chevaliers. Vraiment la promesse est un acte d'homme, un acte d'âme. Plus on y réfléchit, plus on est frappé de stupeur devant un tel geste. Que l'être le plus instable, dans un monde où tout change, ose engager l'avenir, il y a de quoi se confondre. Qui sait ce que je serai demain ? Mais je sais que demain, quoiqu'il arrive, il y aura une présence en moi qui exigera le respect de la parole donnée jusqu'au sacrifice suprême. Cette présence est d'un être spirituel, hors du temps et qui le domine. S'engager c'est mettre en action cet être là; c'est entrer en spiritualité, c'est se nier en tant que contingent, s'affirmer comme âme. Et l'enfant qui a promis découvre par-là même ces réalités de là-bas qui sont l'honneur, la maîtrise de soi, la foi, la fidélité. Et les époux, qui se sont juré fidélité, ont infiniment dépassé l'amour ; ils se sont sacrés eux-mêmes dans l'immortel, ils ont fait acte d'âmes.
Aussi le mariage ne peut-il être qu'absolu. Il n'y a pas de promesse conditionnelle. A proprement parler, c'est un non-sens puisque la promesse est l'incarnation sans cesse renouvelée sur la terre de l'absolu. Animalité de l'homme privé de la promesse. Nécessité de s'engager dans la vie sous peine d'enlisement. Force que donnent les solides barreaux de la promesse : sécurité, équilibre des gens voués. Joie.
*
* *
Nous avons pris l'habitude de qualifier toutes choses devant les enfants de « jolies, bonnes, grandes » ou alors « coquines ». Une fleur est toujours une jolie fleur et mes souliers sont toujours les gros souliers de papa. Par contre les boutons qui se défont sont de « coquins » boutons… L'adjectif ajoute à la chose un air d'amitié. N'est-elle pas du coup devenue aimable et souriante ?
Je voudrais qu'ils envisagent la vie avec le sourire. Ils auront bien le temps d'en voir les tristesses. Quand les mitrailleuses s'exercent dans la rade ou qu'une mine saute nous appelons cela un gros boum pour Jean-Pierre et maintenant, au lieu d'avoir peur, il rit.
*
* *
Deux fois levés cette nuit pour Michel. C'est décidément une série noire. A peine Jean-Pierre va-t-il mieux que Michel tombe malade. Obligés de le changer deux fois. Elle, très inquiète, n'a plus dormi. Moi, je suis une brute, je dors. Le docteur, je pense, ne tardera
*
* *
Je viens d'administrer à Jean-Pierre le coquin remède. Les animaux que j'ai peints sur le mur se révèlent fort utiles pour cette délicate opération. Il faut le faire prendre d'abord aux chats qui protestent en leur langage, puis à la cocotte, aux poussins, au chien, aux oiseaux et même a la famille ours qui se prélasse au-dessus du radiateur. Jean-Pierre rit aux éclats et le mauvais sirop s'absorbe dans la joie. J'étais en train de peindre ces bêtes quand j'ai commencé le livre de Consolation. Cela m'a interrompu. J'avais de vastes projets : représenter leurs saints patrons à la tête de leur lit. En serai-je capable ? Du moins la chambre s'est-elle étonnamment égayée avec toute cette ménagerie qui court au ras de la plinthe dans une prairie très verte. Les mouettes sont les mieux réussis, en plein ciel rose, papa et maman en tête avec leur vaste envergure, leur vol sûr et calme. Jean-Pierre les suit gauchement, les yeux sur sa mère. Puis, c'est Michel qui se retourne, en plein vol et regarde la petite Odile .à peine sortie de l’eau et qui prend son essor. J'ai passé quelques heures délicieuses à dessiner cela, aussi agréables qu'à écrire ces pages : délices des passe-temps de vacances.
*
* *
Mais ce cahier m’absorbe trop. Il faudrait songer aux choses sérieuses. J'ai ni plus ni moins abandonné ma thèse pour lui. C'est tellement plus agréable de raconter ma vie afin de la savourer. Cette thèse pour tout dire m'ennuie horriblement. Je me sens capable actuellement d'écrire sur Péguy des choses intéressantes; peut-être même une étude assez fouillée de ses procédés d'art. Mais une thèse, non ! C'est devenu un travail abrutissant parce que scientifique. Science et art cela devrait jurer. On a introduit une rigueur de laboratoire dans la dissection des artistes or le scalpel, comme dit l'autre, n'a jamais rencontré l’âme. A force de méthode, de fiches, de connaissance des sources, on a réduit ce qui devrait être sensibilité, intuition et goût, à la sécheresse d'un inventaire. Pour écrire une thèse actuellement il suffit d’être patient, minutieux, docile. Rien de plus léger, à le bien prendre, que ces montagnes de fiches. C’est un travail assez simple et qui ne demande guère la participation de l’homme : aussi ennuyeux qu’une mécanique. Potel n’écrira pas de thèse, il a trop d’envergure.
*
* *
Les mains derrière le dos, ses boucles blondes pleines de soleil, mon petit garçon regarde un papillon posé sur une pomme de pin.
*
* *
Téléphone du Cap d’Ail. Le pillage continue. Comment faire pour arrêter cela ? Comment empêcher les voleurs de fouiller dans les ruines ? Il paraît qu’on a défoncé une porte que j’avais fait murer. Enervant plus que triste. Fatiguant surtout. C’est ce pillage qui m’a décidé, il y a huit jours, à commencer ce cahier. Je voulais me consoler. Y suis-je parvenu ? Pauvre maison de mon enfance, pauvres reliques d’autrefois, si seules ! Il paraît qu’ils ont emporté le crucifix de bronze qui ornait la chambre à coucher. Non, je ne suis pas heureux.
*
* *
Michel n'a rien : la diète doit le guérir.
*
* *
Michel manque. Le jardin, les meubles, les murs sont silencieux. Il y a bien Jean-Pierre. Mais non, celui qui emplissait la maison de ses cris de ravissements, de ses désespoirs, de ses jeux n'y est plus. Tout a changé. Tout est plus sérieux; en somme tout est normal. Comme c'est triste une maison normale où tout est à sa place. Ici la cafetière, depuis longtemps inutile, sert de tire-lire à un bouton, la passoire égarée sur un divan sert de canevas à une ficelle... Tout s'égare et se retrouve aux endroits les plus surprenants. Petites surprises des maisons de bébés. Les choses ajoutent à leur sens habituel une valeur nouvelle, inattendue. Michel entre brusquement, sa cloche de vache à la main et voici les coupe-papier qui luisent dans l'ombre, les flacons vides qui tressaillent, les lunettes qui deviennent d'étranges bêtes un peu sournoises et tous les papiers qui s'envolent, comme des oiseaux. Il y a des choses vénérables comme l'auguste pipe de papa, des choses défendues comme le livre de Consolation et des secrètes merveilles que l'on entrevoit parfois, les trousseaux de clés, les montres au cœur battant. Tout s'anime dans le regard de Tyltyl[14]. Même les vieilles piles du cours de Roubaud qui, frôlées par la petite main, s'imprègnent d'une vie nouvelle.
J'ai peur pour mes bébés. Une peur physique de l'avenir. Peur de la vie qui va leur être réservée dans une France anéantie, peut-être bientôt ensanglantée par une nouvelle guerre civile. De toute façon, une sorte de Moyen-Age s'ouvre à nous ; cette période obscure qui suit les invasions. Que s'est-il passé du sixième au dixième siècle ? 300 ans de misères et de nuit : est-ce cela qui nous attend ? Quelle aventure de vivre en ces années du vingtième siècle qui resteront peut-être parmi les plus graves dans l'histoire du monde ! Quelle aventure d'être père en ces jours d’incertitude. Ou plutôt quelle angoisse.
Le soleil, ce matin, a surgi de la mer dans un ciel immaculé, révélant dans la chambre un peuple de moucherons roux. Grâce à toi, petit cahier, je me remets à rêver à ma fenêtre. Cinq minutes d’aurore chaque jour et le soir cinq autres minutes pour le crépuscule ou pour la nuit, est-ce trop de temps perdu ?
*
* *
Nous vivons ici dans l'intimité des pins maritimes, pins de Provence, pins pignons. C'est le moment où tombent les aiguilles mortes, desséchées par le soleil d'août ; les allées en sont feutrées, il faudra bientôt que je ratisse. A midi la brise de mer les évente ; un parfum tiède, résineux, chaleureux, flotte sur le jardin. Cette odeur des pins de chez nous me hantait jadis à Paris dans ma cellule d'étudiant. Dormir sous un pin avec le scintillement des flots dans les paupières : c'est toute la Méditerranée. J'ai connu cela en Grèce à Trézène où les pins descendent jusqu'aux bords de l'eau et près de Nauplie dans l'anse d'Asine (te souviens-tu de cette baignade à l'antique dans la crique transparente ?). J'aime ces troncs tordus, noueux, rodés par tous les vents. Leur attitude qui s'est figée en pleine tempête conserve quelque chose de tragique. Cramponnés aux rochers, ils semblent porter encore le poids du vent. Je suis content d'habiter au milieu de ces petits arbres pleins d'endurance et de rudesse ; je les regarde avec sympathie. Et puis leur parfum se marie si bien avec celui du lentisque, du nerprun, cette odeur d'encens qui monte de la garrigue. Comme la cigale qui l'habite n'a que ses chants, cette terre sèche n'a que ses parfums : tous deux ont enchanté mon enfance (sur la jonchée d'aiguilles, la clarté mate du soleil où se déplace l'ombre dansante de mon petit enfant). Il n'y a que Giono qui ait su décrire la pinède. Une bouffée de chaleur et de résine ces pages de la « Naissance de l'Odyssée[15] ». Je me les lisais à haute voix dans mon exil parisien.
*
* *
Je rends alors au Christ sa place centrale dans l'économie universelle. Si vaste, si prodigieuse qu'elle soit, cette immense aventure de la Rédemption m'effraie moins que la solitude d'une humanité sans Dieu. Elle n'est pas plus à ma taille; non, mais elle parle à mon cœur, je puis la vivre. Le monde que m'offre la science, je le vois. Celui du Christ je vis dedans.
Jours d'épreuve. Depuis trois jours je n'ai plus mis la main à ce cahier. Je crois que c'est la dernière fois que je l'ouvre. Je suis tellement las. Impression de voir tout se perdre, se dissoudre, se détacher de moi.
Et puis ces scènes de pillage aux Bruyères. Les décisions à prendre pour vendre ce qui reste dans l'impossibilité où je suis de le sauver. Ce travail abominable que j'ai dû faire hier soir : remplir une caisse de broutilles, de ces papiers, ultimes traces de trois générations. Des papiers de famille du XVIII siècle perdus dans un invraisemblable monceau d'immondices. Et puis tout ce qui reste de mon enfance : photos déchirées, vieux cahiers piétinés. Au milieu, des carcasses de meubles souillés, serrures brisées, tiroirs béants. Il faut vendre. Se débarrasser de tout cela que je réservais pour un avenir plus heureux, se dépouiller. Je ne savais pas, Seigneur, à quel point j'étais engoncé dans les choses qui passent, je me croyais plus détaché. Je souffre, je ne dors plus, je m'énerve ressassant toujours les pertes subies et tout ce qui manque à l'appel. Comme je suis loin d'être ce passereau solitaire sur le toit dont parle le roi David, sans attache, délivré. Grande leçon de la guerre : cela nettoie la boue bourgeoise où je pataugeais. Tu apprends à vivre mon vieux, ne te plains pas trop. Depuis les événements des Bruyères, j’ai l'impression d’être entré dans cette guerre bien plus profondément qu’à la mobilisation. Je sens dans ma chair l'immense destruction qui se poursuit chaque jour dans le monde, ma blessure propre s'ouvre à la blessure universelle et se console presque dans cette communion. Déchaînement cosmique : l'humanité anéantit son passé de même qu'on a détruit le mien. Le passé des individus comme celui des nations s'engloutit dans l'incendie universel, passé spirituel avec le matériel. Est-ce pour faire peau neuve ? Sera-t-on plus forts après pour repartir ? Y a-t-il quelque loi fatale dans ces grands cycles de destruction comme pour réveiller une humanité qui s'endormait et la précipiter plus vite à son destin ? Ce cahier, je n'aurais pas pu l'écrire, il y a trois ans. Et tant d'activités que je n'aurais su accepter ni poursuivre. Je suis véritablement transformé. Est-ce la peau neuve qui pousse ?
Mais j'ai beau tenter de me consoler : je souffre. J'ai mal. Quelque chose de lourd dans ma tête, dans ma gorge. Il faudra bien des années pour guérir la blessure et la haine.
*
* *
Je renonce à continuer ce cahier. Je n'en ai plus le goût. Je ne puis même plus penser, réfléchir dans le va et vient des soldats, dans le bruit des moteurs et les ennuis multiples. J'aime mieux d'ailleurs ne plus m'arrêter pour réfléchir. C'est trop pénible. Atmosphère de front. Vacarme des avions qui franchissent la crête en rase mottes, vacarme des mines, des plans de tir : l'explosion est dans l'air. J'ai reçu la Route[16] qui nous conseille de faire retraite… ironie ! Je ne saurais quitter cette maison 24 heures tant j'ai peur pour les miens. Faire retraite ? Ce serait trop beau !
Hier soir j’ai tenté de me noyer dans la musique. J’avais mis le quinzième quatuor, l’adagio qui me servait autrefois de test pour juger mes camarades et reconnaître mes amis. Cet adagio de souffrance surmontée, de douleur épanouie en grâce et en adoration. Eh bien j’ai dû l’interrompre. Ils ont tué Beethoven.
*
* *
On m'a sondé pour diriger cet hiver la bibliothèque des jeunes. Je sens les anneaux de la chaîne se souder, l'esclavage hivernal se prépare. Lycée, Institut de lettres, conférences, Scoutisme, c'est la vie frénétique qui recommence. Dieu sait si j'ai le cœur à la besogne en ce moment ! Il faudra pourtant répondre à tous ces appels. Il est facile de se donner aux autres quand on a soi-même l'indispensable assuré et une vie organisée. Je vis dans l'instable sans aucune certitude du lendemain. Dénué. Et c'est peut-être cela même qu'il faut donner.
Hier soir je suis allé dans la chambre des bébés. J'allais simplement vérifier une fenêtre à cause du vent. Et puis, je me suis approché des petits lits. Jean-Pierre sur le côté, en chien de fusil, la joue reposant sur ses mains. Michel allongé et prolongé de toute sa chemise, sur le dos, les bras au-dessus de la tête. Je me suis agenouillé dans l'ombre. On n'entendait que le bruit régulier du coucou, les coups de bélier du vent sur les volets et dans les espaces de répit, les respirations imperceptibles de mes deux bébés. Je ne pensais à rien, mais j'étais très heureux. J'admirais. Ces merveilleuses petites bouches, si finement brodées, ces paupières aux cils délicats, ces petites mains pleines de baisers. Quel don de Dieu ! Et. quelle richesse vaut ce prodigieux cadeau. Dire qu'à cette heure je pourrais être seul en ce monde et sans raison de vivre.
Je n'ai rien dit et n'ai pas joint les mains. Mais je me suis senti sourire et ce sourire était une action de grâces. Comment puis-je me tourmenter pour tant de choses avec ces enfants comme une perpétuelle bénédiction sur ma maison. Avec quel abandon et quelle confiance ils dormaient là, sous notre garde. Père ! Je suis leur père. Ils auront pour moi la vénération que j'avais pour le mien. Suis-je vraiment digne de la tâche qui m'attend ?
Mais ne pensons pas à l'avenir. Restons dans le recueillement de cette veillée paisible. J’y ai puisé des forces nouvelles. Je me suis endormi tout apaisé.
*
* *
Michel a un regard de reproche qui est impayable. Ses yeux bleus, habituellement tout ronds et presque ahuris, s'allongent alors, s'enfoncent sous des sourcils pesants ; il baisse la tête et longtemps me regarde par en dessous plein de rancune et d'offense, sans dire un mot, sans pousser un cri, comptant uniquement pour nous impressionner sur la force de son regard.
*
* *
Aujourd'hui, une petite joie : les meubles des bébés que j'avais commandés il y a plusieurs mois sont arrivés et j'ai enfin pu installer leur chambre. Ces meubles, nous les avions dessinés ensemble au printemps. Il faudra maintenant les peindre. Les petits fauteuils sont vraiment jolis autour de la table dont nous avons raccourci les pieds. Le bahut à jouets arrive à temps. Mais ce qui va les mettre en joie, ce sont les petites étagères personnelles qui s’installent au-dessus des lits. Ce sera leur domaine. Ils y cacheront tous leurs trésors. Je vais fabriquer des sous-verre pour les miniatures de maman que j’ai pu sauver des Bruyères. Ce sont des anges musiciens de Fra Angelico.
Ce voyage de Florence avec Maman aux temps heureux ; on s'attardait à San Marco. Sa joie faisait la mienne, nous détaillions les naïves trouvailles du peintre mystique. Elle m'apprenait à aimer, elle m'apprenait à admirer. Je lui dois tout. La vie… mais aussi ce qui me fait vivre à cette heure et me console. Elle m'a enseigné la beauté du monde et la bonté de Dieu. Il y aura de la douceur dans ma mort : ce sera revenir auprès d'elle comme on rentre au port. Depuis qu'elle est là-bas je n'ai vraiment pas peur de mourir ; est-il possible qu'un jour Dieu nous réunisse ? Et quel bonheur vaudra celui-là ? Les années qui passent m'en rapprochent. Depuis que je l'ai perdue, j'ai mesuré la vie devant moi : soixante années d'exil. J'ai pris confiance dans l'avenir : sa présence m'environne et ne peut nous abandonner.
J'ai demandé récemment à Jean-Pierre s'il se souvenait de grand-maman. Hélas… C'est elle qui l'a bercé, promené, tant de fois. Elle lui montrait les oiseaux, les fleurs. Elle recommençait pour lui cette découverte du monde dont elle m'avait enchanté. Mais lui a déjà tout oublié. Je reste seul pour me souvenir d'elle, seul au monde. Comme la vie est sanglante !
Elle ne m'aura pas permis d'avoir toutes les joies à la fois : celles du fils et celles du père. Successives et mêlées de regrets. Cela me donne quelque idée du paradis : quelle plénitude !
*
* *
Sur toutes les cimes que j'ai gravies cet été, j'ai inscrit le nom de St Michel. Je suis heureux d'avoir St Michel dans ma famille. Ce n’est pas un saint comme les autres, ce n'est même pas un être humain. Dommage que les autres noms d'archanges soient tout à fait impossibles.
*
* *
Leur petite sœur s'appellera Odile à cause de mon Alsace perdue. Je voudrais qu'elle ait les yeux bleus de ma famille ; je l'aperçois, ma petite fille, courant vers moi, ses boucles dansantes, ses petits bras autour de mon cou et la croix d'or que je lui aurai donnée s'accrochant à mon insigne scout. Et nous rirons tous les deux parmi les baisers; Odile, ma petite Alsacienne, les jours sont proches où tu connaîtras le premier sourire de ta maman. Puissent les anges prier sur ton berceau.
*
* *
Comment les cauchemars font-ils pour choisir précisément ce qui peut torturer le plus? J'ai rêvé que j'avais perdu Jean-Pierre. La souffrance aussitôt m'a réveillé.
*
* *
Huit de tempête. Première impression d'hiver. Le vent sur notre cime est impressionnant. C'est un hurlement, parfois un cri qui passe très haut dans le ciel. Les pins sifflent et viennent battre les volets ; par moments la maison tremble, coups sourds sur les murs. Puis des instants de silence, d'une immobilité sinistre. On entend de loin la rafale qui s'approche, ronflant dans le vallon, puis c'est l'explosion brutale. Parfois je me demande comment les pins résistent quand le vent d'est les écrase. Lune hagarde; les planètes elles-mêmes clignotent. Il faut s'enfoncer dans son lit, renoncer à dormir et subir le déchaînement.
Nous avons choisi cette maison pour son air de refuge alpestre accroché à un redent de la crête. Avant la défense passive, nous avions plaisir à penser que la lumière de notre chambre s'apercevait au loin en mer et dominait tout le pays. Maison des vents, ils la secouent comme un rocher, rodent autour de ses murs, arrachent ses tuiles, ne parlons pas de la cheminée. Nous sommes venus un soir juste avant notre mariage pour lui faire visite. C'était justement une nuit de tempête. Comme des enfants ravis nous nous accrochions aux rochers pour atteindre notre futur foyer perdu dans le vent. La bourrasque donnait aux choses un aspect magique, l'ivresse du vent nous soulevait ; la maison comme une lyre éolienne vibrait et chantait. C’est ce jour-là que nous avons commencé à l'aimer.
Cet été j’ai lu l’Evangile dans la Synopse du Père M-J Lagrange[17]. Ce fut avec les Romains et les Galates ma lecture la plus substantielle. J’oubliais Newman[18]. Eh bien, je croyais connaître un Evangile ressassé, quelle surprise !
Je laisse le charme qui séduit dans St Luc et Mathieu, cette impression agreste, la fraîcheur des aquarelles jusque dans les paraboles. C'est cette même vie millénaire et paisible que j'ai entrevue dans ce village montagnard qu'est Nazareth. Te souviens-tu du retour des chèvres, le soir, dans les rues étroites qui ouvrent au loin sur la vaste plaine de Galilée ? Non, ce qui m'a frappé ce ne sont pas non plus les miracles, rien de plus suspect qu'un miracle, mais c'est véritablement le message céleste qui court entre les lignes. Jamais homme n'a parlé comme cet homme. Qui a jamais parlé comme lui sur la colline de Magdala, au bord du lac, au puits de Jacob ?... Le grand discours inaugural est la plus étonnante synthèse de la fraternité, de la vraie communauté humaine toute baignée de charité, de mansuétude, de bonté.
Mais ce qui porte le sceau divin, c'est la simplicité de tout cela, l'innocence. St Paul halète, s'acharne, semble se forcer et force vraiment le langage pour maîtriser le dogme. Et comme tous les sages paraissent de subtils et compliqués raisonneurs auprès de l'Evangile. Je n'ai plus besoin comme jadis de longues discussions critiques pour croire. J'étais étranger, en dehors. Je comprenais des phrases et lisais des commentaires; mais je n'aimais pas. Maintenant je m'étonne et me scandalise que le monde reste indifférent à cette voix ; elle n'a pu venir de la terre car elle exprime trop bien cet idéal d'humanité que nous portons tous en nous, un idéal tellement contraire à l'expérience de chaque jour, mais si proche du cœur de l'homme qu'on ne peut l'évoquer sans s'émouvoir. C'est cette humanité même de l'Evangile qui me prouve sa divinité. Il pousse ses racines profond, il puise la sève dans le tuf de notre âme, mais il l'épanouit, par delà toute réalité terrestre, dans le surnaturel. Vrai trait d'union, il ne brise rien, il ne force pas notre nature, il la transfigure.
Et l'arbre de la grâce et l'arbre de la nature
Ont lié leurs deux troncs de nœuds si solennels,
Ils ont tant confondu leurs destins fraternels
Que c'est la même essence et la même stature
Et c'est le même sang qui court dans les deux veines…
Peut-être notre grande découverte, et notre joie un jour, seront-elles d'apercevoir combien la vie en Dieu, la vie graciée, était simple, peut être banale et toute proche de nous. Mais il est si difficile d'être simple et nous sommes si loin de l'innocence première, je veux dire de notre vraie nature…
*
* *
J'ai parlé à Jean-Pierre de la petite sœur. Il a paru comprendre et m'a fait un joli sourire. Il a longuement inspecté le berceau fraîchement tendu de rose.
*
* *
Journée physique. Parti avant l'aube au ravitaillement. Vers midi, seul sur la route luisante, j'ai pensé au livre de Consolation. Je pédalais mécaniquement à peine conscient de l'effort. La pluie battait le tambour sur mes épaules. Tête baissée je songeais. Je songeais à cette phrase précisément que j'écrirais ce soir, en rentrant, pour garder le souvenir de cette minute. Mêlée de grand air, de lutte dans la pluie, fouettée de vent, voilà une minute typique de cet automne de 1943 : quelles denrées précieuses allais-je rapporter à la maison ? Telle était ma pensée fixe. Et de ferme en ferme, j'allais commencer mon énervante quête, quête humiliante ; que d'humiliations un citadin n'a-t-il pas à subir de nos jours ! Ce marchandage honteux pour faire vivre les siens… J'ai connu les longues tractations dans les souks d'Orient. Mais autre chose est de négocier une icône dont on n'a pas besoin de quémander la nourriture indispensable auprès d'un producteur gorgé de tout. Tristesse de vivre en un temps où les égoïsmes ferment leurs portes et leurs cœurs tout autour de vous. La misère a permis peut-être de mieux organiser la charité mais elle a tari bien des générosités.
Consolation : la pluie dans la figure. J'aime cela quand elle tombe en grosses gouttes qui piquent et s'écrasent. Cela rappelle les embruns à bord d'Ellide[19]. Et puis ce retour merveilleux, ce soir, à la maison, l'ouverture du sac et sa joie... Cela seul vaut bien des peines.
Le ciel et la mer se confondent dans une brume de printemps ; tout reverdit et rajeunit. Les aiguilles rousses des pins brillent toujours dans l’allée, mais au milieu percent des brins d’herbe. La chèvre du voisin bêle au loin. Pour l’instant on n’entend ni explosions, ni moteurs. J’ai ouvert la fenêtre sur une fraîcheur terreuse qui monte du vallon. Halte de dimanche entre deux frénésies. J'ouvre le livre de Consolation afin de la mieux savourer.
Et puis il y a Odile.
Je n'ai pas eu le temps de réaliser encore la présence de ma fille. J'écris ces mots : ma fille, avec un naïf orgueil qui me fait sourire. Je pense qu'un père a toujours une prédilection pour sa petite fille. Je sens cela pousser en moi et déjà cela bourgeonne : nouveau foyer de tendresse qui rayonne parmi les autres. Chaque bébé nous est un printemps d'âme, à chaque naissance surgit une nouvelle source d'amour.
Décrirai-je cette nuit anxieuse, cette peur et cette pitié. Et tout cela disparu dans un vagissement : ce premier cri d'effroi, d'angoisse peut-être, de ma petite fille. Déclenchement d'une joie folle, d'une gaîté dansante dans la nuit du couloir. Tout oublié dans l'allégresse d'avoir un enfant, ce petit être tout rouge, ridé, crispé de colère. Il n’y a pas de bonheur comparable et je voudrais écrire cette phrase de façon plus ressentie, moins banale. Je répète : il n’y a pas de bonheur comme celui-là. C'est assurément sur la terre une des joies les plus pures qu'il nous soit permis de connaître : celle d'avoir donné un homme au monde, celle d'être père.
Ce matin dans la chambre blanche où pénètre un soleil tamisé d'acacia, sur le grand lit immaculé, elle m'attendait. L'accueil de son sourire, total mais las. Pâleur de toutes choses; mais douceur aussi; douceur et silence. Penché sur le berceau je reprends le rêve qu'a fait mon père et le père de mon père et tous les autres. Longtemps je rêve, tantôt à la découverte des cils de poupée, de la bouche délicate, du petit nez encore épaté ; tantôt, sans rien regarder, perdu dans la brume des rideaux, en contemplation.
Cependant que j'écris ces lignes, Michel est entré par la fenêtre ouverte; une écuelle à la main et très fier de m'apporter des cailloux. Il est tout triste depuis que maman n'est plus là, errant et désemparé. Quel accueil va-t-il faire à la petite sœur ? Monde des bébés dans lequel j'entre à trente ans, déjà usé, sali, rodé par la vie. Il faudrait tant de fraîcheur, de pureté, tant de délicatesse pour les comprendre et les aider. Mais quelle nourriture spirituelle dans le désert de la vie que leur seule présence !
Et maintenant, ils sont trois. La table de famille va s’agrandir, un petit lit de plus va apparaître et tout va se multiplier, les joies comme les soucis. Richesses… bénédiction et don de Dieu, vie.
*
* *
Tout à l’heure, pendant que j'écrivais, un train de planeurs est passé, à raser le toit. Je suis allé les regarder. La guerre est là. J'allais l'oublier. Mon Dieu protégez-les. Que puis-je faire d'autre ?
*
* *
J'écris ce livre de consolation pour me convaincre que j'ai raison, que tout ce qu'exige cette vie âpre et rude est bienvenu, que les vraies joies sont le fruit de la peine et des soucis, d'un mot que l'existence n'est pas une partie de plaisir.
N'est-ce pas un leurre ? Est-ce que je ne suis pas en train de me tromper moi-même ? Une fois de plus, de jouer ?
Et n'étais-je vraiment pas plus heureux autrefois lorsque libre, disponible, sans souci, je m'élançais sur les routes du monde ? Ce soir-là dans le détroit de Messine, les jeunes filles chantaient dans les haubans, les lumières de Villa San Giovanni brillaient dans le crépuscule et la proue fendait une eau visqueuse et lourde aux reflets d'antimoine ? Ou cet autre soir sur une autre mer, ce soir qui ne s'achevait jamais, pâle et mystique au large d'Islande, bercé par les vastes lames de l’arctique ? Le temps des jeunes filles en fleur et des bouffées de printemps sur Paris ? Oh ! le temps des folies et des nuits d'étudiant ? Tout cela dégouttait de joies, de rires ou de tristesses, d'inquiétudes exquises... Enchaînée à deux ancres et sur deux anneaux, ma vie se balance dans le ressac. Finies les aventures et je n'entends plus le chœur des sirènes…
Tout en écrivant ces lignes je revois la chambre blanche où se mêlent dans le silence les deux souffles à peine séparés de la maman et de son bébé.
Non, il n'y a pas de câble qui me retienne. Mais à pleins bras et de toutes mes forces, j'embrasse et je maintiens. C'est là qu'est mon cœur et c'est là qu'est ma vie. Mon bonheur c'est de travailler, de peiner pour eux dans un monde dur, fermé, hostile. C'est de leur creuser un nid de tendresse et de risquer cette aventure exaltante : faire de mes garçons des hommes et de ma fille, une bonne française. Tout le reste est littérature…
*
* *
Visite de mon collègue Audibert. Nous ne pouvons nous revoir sans évoquer nos voyages communs. Il a des souvenirs qui enrichissent les miens. Nous étions tout à l’heure dans la bananeraie de Taroudant à l'ombre des remparts crénelés, dégustant un cédrat. Au reste tout notre voyage au Maroc y est passé, chacun apportant son lot de souvenirs. On sent qu'il vit dans ce passé. Cela occupe dans son esprit une place considérable. Pour moi j'avais l'impression d'évoquer une vie antérieure : était-ce même moi qui avais vécu tous ces moments oubliés ? Je suis si intensément engagé dans le présent que mon passé s'est à demi évanoui.
Audibert est tout à fait gentil avec les enfants, mais il ne sait pas leur parler. Il est d'une adorable gaucherie et nous amuse toujours avec ses tentatives en général infructueuses pour apprivoiser la bande. Il leur parle trop aimablement, trop poliment et les bébés restent interloqués.
J'essaye d'imaginer ce que peut être la vie d'Audibert pendant les vacances. Il vit tout seul avec sa bonne : que fait-il de ses loisirs ? Il me parle d'art et de musique ; on voit qu'il a le temps de lire, de se « tenir au courant » J'ai encore l'impression en l'entendant de revivre une vie antérieure. Il n’y a pas quatre ans j'étais comme lui ; j'avais tout mon temps pour jouir des choses et me cultiver. Maintenant je me fais l'effet d'un barbare. Il faut bien l'avouer, en l'écoutant, je m'instruis et mesure mon ignorance. Rouillé. Je ne pense plus guère aux peintres italiens et je ne sais plus grand chose sur les coupoles byzantines. Mes horizons se sont singulièrement rétrécis. Est-ce à cause des bébés ? des difficultés de la vie ? Un ordre d'urgence s'est imposé à moi. Je regarde Audibert comme un produit de luxe, un vestige du temps de paix, un bibelot. Il goûte des joies exquises à visiter ses albums ou le clavier de son Erard. Il semble planer sur la mêlée, à peine atteint, presque intact. Sa bonne lui fait son ravitaillement et les problèmes qui m'obsèdent n'existent pas pour lui. Il repose et il énerve à la fois.
Tout en estimant hautement sa délicatesse, sa finesse de dilettante, je ne puis m'empêcher de lui en vouloir. Est-ce jalousie ? mesquinerie ? Il me scandalise. Je ne puis admettre qu'il soit vraiment heureux dans sa solitude.
J'imagine ses retours dans l'appartement silencieux où tout est à sa place, où tout est mort. J'imagine ses veillées solitaires. Il lui faut peupler sa vie et c'est, à cela que servent les souvenirs d'Orient, les artistes et le piano…
Je lui ai plusieurs fois demandé d'entrer dans un mouvement de jeunesse. Nous manquons tant de gens qui ont des loisirs ; on a tant besoin de chefs. Il se dérobe, prétextant son impuissance ; il retourne à son clavier, à ses cartons, il s'enferme dans son humanisme avec ses poètes et ses artistes.
Est-ce l'humanisme cela ? Montaigne dans sa tour a-t-il vraiment fait l'homme comme il s'en vante ? La vie, incontestablement riche et cultivée d'Audibert, est-elle une vie véritable ? Elle trouve sa fin en elle-même, elle se suffit. Aussi est-elle close, fermée sur le dehors, sans générosité. Je songe à Potel : celui-là a fait fructifier son humanisme, sa vie débouche ; il vit par ce que sa vie se dépasse elle-même, se rie dans un apostolat généreux.
Lequel est plus heureux ? Lequel est plus grand ? La réponse, n'est-ce pas, s'impose.
*
* *
Des sourcils hirsutes derrière des grilles, des guichets, des queues entrecoupées de ruées à vélo, des listes interminables de courses, certificats de vie, extraits de naissance, cartes de réduction, inscriptions, problème des pommes de terre, de la peinture, du bon de casserole et du drap de berceau… Ma tête éclate, mes nerfs sont à bout, vite au soir de ce jour de fièvre, une gorgée du livre de Consolation, un instant de calme, le temps seulement de savourer ce que j'appelle mon bonheur : car n'est-ce pas jusqu'ici une conviction plutôt qu'une réalité ? Mon bonheur ! Il faut beaucoup de loisirs pour être heureux, pour seulement s'apercevoir qu'on l'est.
Et au milieu de ce brouhaha dont on n'entrevoit pas la fin. Mes obligations de chef scout qui s'imposent ; c'est la rentrée : il s'agit de démarrer la troupe, réunir les chefs de Patrouilles. Tout est à faire et je voudrais tant pouvoir me donner tout entier à toutes ces tâches. Enervement de ne pouvoir être partout, répondre à tous les appels, réaliser ce qu'on attend de moi et j'ai beau organiser mon temps, il se perd bêtement, s'infiltre dans toutes ces stupides rimayes de la bureaucratie et de l'épicerie, je suis à sec de minutes. Pour féconder, ameublir ma vie il faudrait une ondée de loisirs, la douce pluie des minutes calmes, celles que je consacre au livre de Consolation... Béni soit-il !
*
* *
Minute exquise. Jean-Pierre, longtemps préparé à cette visite, se rend à la clinique pour revoir sa maman. Il est très gai sur la bicyclette, très à son aise, il s’intéresse au trafic de la rue et montre avec son biscuit une foule de merveilles. De temps en temps je me retourne pour le regarder. Il cesse alors de jaser, lève les yeux et me sourit. J'aime ce sourire.
Nous voici dans l'escalier. Il me suit plein de confiance. J'ouvre une porte et m’efface. Brusquement saisi, il s'arrête puis entre doucement le visage soudain grave, inquiet. Et voilà maman sur son grand lit blanc qui tend les bras. Jean-Pierre hésite, tout ému ; il risque un sourire, s'avance mais ce n'est pas vers sa maman qu'il va. Il cherche des yeux… quoi ? Tout simplement cette merveilleuse petite sœur dont on lui parle tant. Je le conduis au berceau. Et là, miracle, ce bébé de 3 ans tombe en extase. Il sourit et contemple et ne quitte plus des yeux l'enfant endormie. Puis il touche peureusement les oreilles, le nez, la petite bouche. Et moi, tout ému, je suis des yeux cette rencontre du frère et de la sœur, cette première découverte de deux êtres qui sont destinés à vivre côte à côte et à s'aimer toute leur vie. Mais voici Jean-Pierre satisfait ; il rit, se détourne du berceau et s'en va explorer la chambre.
*
* *
On vend aujourd'hui ce qui reste du mobilier des Bruyères. Hier je suis allé incognito visiter l'exposition. Expérience cruelle. Je savais tout cela, où ai-je lu, dans quel roman, la tristesse des ventes publiques ? Banalité de ma mélancolie, banalité de la scène. Il me semblait retrouver un sentiment déjà entrevu, deviné à travers les livres. Mais aujourd'hui je le vivais, les pauvres vieilles choses de mon enfance à l'étal. Cette prostitution du sacré, ces clients vulgaires soupesant les vases, ouvrant les armoires. Dans la poussière et les ruines de la maison, je n'avais pas eu cette impression d'adieu.
Je me suis approché du buffet. Les tiroirs avaient gardé leur odeur et cette odeur c'est tout ce que le meuble avait conservé de vivant. Je l'ai respirée longuement comme un baiser d'adieu. Toute la salle à manger y revivait : un souvenir non point d'heures précises, d'instants définis, mais un souvenir lourd de temps, confus comme le passé, lancinant à faire pleurer. Je comprends ce roi de Thulé qui jeta sa coupe à la mer : il aurait presque mieux valu que tout fût détruit. On ne devrait pas vendre ces choses. En sortant de là, tête basse, je me sentais coupable. Je ne regrettais pas les meubles, certes non, c'est mon âme d'autrefois qu'à travers eux j'avais retrouvée et dont je me détachais si douloureusement.
*
* *
Odile sourit en dormant. Est-ce un simple réflexe ou bien serait-elle heureuse ?
*
* *
Rentrant harassé à la suite d'une avarie de vélo, j'ai brusquement constaté que le Yucca où logent les escargots avait fleuri portant haut ses blanches campanettes. Sans lui j'étais de mauvaise humeur.
*
* *
Je corrige depuis deux heures d'ineptes copies de candidats. Jean-Pierre est entré, tout triste, esseulé depuis que Michel est parti pour voir sa petite sœur. J'ai tout abandonné pour commencer une séance de rumping game ! Détente totale. Nous dansons, nous roulons, nous courons à quatre pattes autour du bureau et sur le divan, ce sont des cabrioles sans fin. Jean-Pierre rit aux éclats; brusquement son papa est devenu un camarade, un frère, un autre bébé. Quant à moi ces ébats m'émerveillent. Je ne savais plus jouer. Dans le fond j'étais très vieux ; il y avait quinze ans que je n'avais plus couru sous les meubles et la quadrupédie m'était une gymnastique, non un jeu. Je suis ravi de voir se ressourcer en moi l'enfant que j'étais, les bébés m'ont ramené vers mon propre printemps et j'ai constaté que tout n'en était pas fané. On vieillit vite sans enfants.
*
* *
Son absence pèse sur la maison. A chaque instant ces petits problèmes qu'elle seule savait résoudre, poussière d'accrocs où je bute et m'énerve. Je mesure à quel point je m'appuie sur elle dans tout le détail de la vie. Les enfants aussi sentent son absence et ont parfois un petit air égaré dans la maison sans maman. Si j'imagine une seconde qu'elle ne doit pas revenir, qu'elle est partie pour jamais… L'affreuse sensation ! presque un vertige. Jamais, y consacrerais-je toutes les minutes de ma vie, jamais je ne pourrais la remplacer. Pauvres bébés ! Ne pas même soutenir cette pensée. Passons.
Mais je m'émerveille de notre union et comme nous nous complétons dans la communauté familiale. Je ne sais pas faire ce qu'elle réussit si bien; mais inversement si je disparaissais quelle angoisse ! Comment s'en tirerait-elle avec ses trois bébés, seule, dans ce monde hostile ou indifférent ? Cela non plus je n'en puis supporter la pensée. Nécessaires l'un à l'autre, indissolublement unis, nous formons vraiment l'atome, une seule âme, un seul corps, une même espérance. Belle amie, ainsi va de nous. Ni vous sans moi, ni moi sans vous, mais bien au-delà des philtres d'Yseut, bien au-delà des palpitations et des transports. Les bébés en resserrant notre union l'ont illuminée de leur innocence : c'est le grand calme de l'absolu. Je savoure cette pensée des liens immortels qui m'épouvantaient autrefois. Tâche de remonter au temps des jeunes filles : souviens-toi, qu'as-tu osé dire sur l'impossibilité du mariage, sur la folie du mariage chrétien ? Tu n'y croyais pas ou tu t'en moquais. Et maintenant j'y salue une présence d'âmes ; quelque chose qui ne peut mourir. Caractère sacré de la famille. Comme on a usé ces mots à tort et à travers ! C'est pourtant là, dans la simple vie de chaque jour, un ineffable mystère, une efflorescence d'âme, une des choses dans l'homme qui ressemble à Dieu.
*
* *
En épiloguant tout à l’heure sur le mariage, je songeais au chemin parcouru depuis trois ans. Il n’y a pas si longtemps j'étais abandonné à tous les caprices, acceptant toutes les invites, curieux de toutes les expériences. Les voyages n'étaient que le reflet de ce désordre intime : exquis et décourageant. Je savourais mon instabilité comme un remède à l'inquiétude, comme un ersatz pour l'infini.
Cinéma ! Je fuyais l'engagement et ses servitudes, je fuyais même l'amour quand il commençait à brûler : que de pirouettes brutales, parfois cruelles, pour préserver ma disponibilité. Je mettais le bonheur dans le passage. Impatient de toute contrainte, fatigué des haltes, inlassable. Quel désert ! Quelles cendres ! Et que me reste-t-il ? Des remords parfois. Et cet ennui qui sort du tourbillon, la stupeur du derviche.
En trois ans j'ai pris contact avec des réalités qui ne passent pas, des rochers sur lesquels tout fleuve butte, des absolus. Je crois que beaucoup de Français ont fait la même découverte. J'ai traversé du solide et tout le reste me paraît jeu ou littérature. Réalité de la misère, devant laquelle aucun égoïsme d'esthète ne tient plus, qui dégonfle les dilettantismes et en montre l'horreur. Réalité de la charité, de la générosité qui en échange du don de soi transfigure la vie, réalité de la patrie dont j'avais une notion d'intellectuel, réalité de la famille que je refusais de voir, réalité de Dieu qui m'aveuglait. Les frontières de ma vie se sont resserrées, peut-être, je vois moins de choses, je visite moins de pays, je me divertis moins. En revanche je possède des vérités auxquelles je me suis attaché pour toujours ; je suis engagé dans une aventure qui ne se terminera qu'à ma mort et dont le premier acte fut une promesse donnée devant Dieu. Je suis soutenu, étayé, équilibré. Cette voie est étroite, mais c'est la bonne. Et puis elle monte et si certains horizons se sont rétrécis, d'autres plus vastes commencent à se révéler et qui valent bien Tadmor[20] ou Tebessa[21].
*
* *
Je ne puis me faire à la parcimonie actuelle. A force d'économie nous tendons vers l'avarice. Les ruses pour réduire le gaz ou remplacer les matières grasses donnent dans la mesquinerie. On finit par ne plus oser respirer pour ne pas consommer d'oxygène. Je connais des routiers qui refusent une sortie de clan de peur de perdre des calories.
Cette ferme, cet été où coulait l'abondance. J'y retrouvais un plaisir de vivre. L'étranglement qui nous est imposé a des conséquences morales. Cette génération restera marquée par un certain esprit d'étroitesse et de rapacité.
Booz[22]. Ses sacs de blés semblaient des fontaines publiques. La bonté, la générosité veulent une vie plus large, plus digne. Ces petites choses nous tuent lentement.
Elles ont aussi l'avantage d'exercer notre ingéniosité : les sandales des bébés taillées dans une chambre à air. Elles ont duré tout l'été et j'en suis très fier. J'en fais montre aux visiteurs. Et tout ce que j'ai découvert depuis la guerre : l'art de fabriquer les choses au lieu de les acheter toutes faites, l'art de tourner les difficultés, l’esprit d'invention, d'initiative, le triomphe de l'astuce dans le bon sens, le sens du garçon astucieux. Il y a tout de même du bon dans la pénurie.
*
* *
Une vie se sculpte, se cisèle sans cesse. Il y faut patience et persévérance. Sans cet effort quotidien les habitudes de relâchement s'installent aussitôt. Donner du style à sa vie, c'est, par delà les exigences immédiates et dominant leur fatras, savoir instaurer certains rites, s'imposer certaines interdictions, inventer certaines lois. Pour cela il faut de la volonté mais aussi de l'imagination. Trop souvent nous nous laissons faire par les circonstances et la vie s'organise vaille que vaille sans notre intervention.
Eh bien non ! Je veux moi-même travailler sur le fil de mes jours, y broder des dessins qui soient miens. Il y a là un domaine à explorer, des trouvailles à faire : donner un style personnel à ma famille. Par exemple régler la prière du soir, commune avec les enfants. Y introduire quelque beau rite symbolique. J'ai connu une famille où les enfants après le repas venaient remercier leurs parents : geste exagéré peut-être et légèrement prétentieux. Mais que de jolies inventions possibles dans ce genre-là ! Comme cela donne de l'allure à la vie coutumière. Il y a des sentiments qui dorment et s'étiolent si l'on ne trouve pas un geste pour les exprimer. Sans un certain cérémonial, la vie s'effrite dans la vulgarité : souvent la simplicité de beaucoup de foyers n'est faite que de négligence ou de pauvreté d'imagination. Le baiser du soir, l'adieu pour la nuit sont des moments chargés de noblesse ; voilà ce qu'il s'agit de dégager. Eviter l'emphase mais ne pas tomber dans l'excès de dépouillement. Il faut que j'améliore le cérémonial de la maison : je suis sûr que nous y prendrons tous plaisir et que notre vie de famille devenue plus expressive, sera plus profondément vécue.
Ne pas aussi oublier les fêtes. J'ai récemment négligé la St Michel. Complètement passée inaperçue. Peut-être Michel n’y aurait-il rien compris ; du moins aurions-nous savouré une petite joie en fêtant son archange protecteur. La famille vit de ces petites joies là. C'est alors que la communauté prend conscience d'elle-même et cristallise.
Anniversaires des deuils et des naissances, vrai cycle liturgique qui se superpose à l'autre, liturgies intimes du foyer, si riches pour la vie spirituelle des petits, si douces pour les parents, si chaudes au cœur. Un autel toujours ardent symbolisait jadis la famille : c'était l'âtre, le foyer. Le père en était le prêtre et les aïeux, la divinité. Comme tout cela est près de nous et comme il faudrait peu de chose pour faire jaillir en nous les sources du sacré. Sans cette touche mystique la famille n'est plus qu'une association, un complexe d'intérêts, d'habitudes et d'égoïsmes partagés.
*
* *
Le vieux Nello notre voisin m'annonce un hiver rude. Qu'en sait-on lui dis-je ? Ah ! me répond-il, voyez seulement l'écorce des épis de maïs : quand les épis sont feutrés comme cela et frileusement serrés sous des couches de coton, c'est signe de grand froid. La plante sait mieux l'avenir que nous.
*
* *
J'ai reçu la visite de Settimo. Il a eu le prix de français l'an passé. C'est un des rares élèves auxquels je tienne : j'ai de l'affection pour lui. Il le sait et en joue. Nous sommes si loin l'un de l'autre, moralement et spirituellement. Nous nous blessons sans cesse et pourtant nous nous estimons, nous ne pouvons bavarder cinq minutes sans nous faire mal. Ou plutôt c'est lui qui me navre.
Brillante intelligence ; un cœur vierge, robuste comme un fils du peuple. Tout ce qu'il faut pour réussir une vie.
Avec cela torturé, aigri, dur et répandant alentour sa dureté. Il rayonne la haine mais aussi la conviction, l'ardeur d'une foi intacte. Son communisme est un apostolat, une religion. Il y croit comme je crois en Dieu avec la même fougue, plus peut-être. Il faut respecter ses convictions, comme s'il s'agissait d'un culte. Y porter la main c'est lui faire mal. Aucune culture religieuse. Ses réactions sur ce point sont d'une brutalité qui en dit long : il n'est certes pas bête, mais sur le plan spirituel il est aussi dur qu'une terre en friche. Bizarre formation que l'école primaire supérieure : c'est l'an dernier que j'ai découvert l'élève-maître. Réelle culture tant il s'agit de littérature, de science, d'histoire. Cela fait illusion. En profondeur, quel néant ! Je suis parvenu, je crois, à les comprendre, à me mettre à leur place : c'est ardu.
Ils ont acquis une sagesse facile, reposante, celle de Voltaire et parfois de M. Homais. Plus d'inquiétude. Et tout ce qui rebrousse l'intelligence claire et la raison scientifique n'est que sottise, superstition et vieillerie bourgeoise. Settimo ironisant à la lecture des pensées de Pascal : il n'a pas éprouvé le moindre reflet de l'angoisse pascalienne, absolument clos. Il a rit. Pascal lui paraît un fou ou un malade. Fermés à l'inquiétude humaine, âmes mortes, tuées par un plat de scientisme. Il y avait des instants dans cette classe, tellement douloureux, tellement blessants, que j'en aurais pleuré. Comme l'intelligence lorsqu'elle se refuse le secours du cœur est courte, inhumaine, désespérante ! Elle détruit par orgueil ce qu'il y a de plus noble dans l'homme. Elle se ferme les vrais sources de joie, la vraie vie qui est une palpitation d'âme. Je hais l'intellectuel pur, qu'il soit primaire ou normalien de la rue d'Ulm. J'en ai trop souffert, du second quand j'étais étudiant, du premier comme professeur. L'intellectuel sans âme, idéologue désincarné mais souvent si sensuel et si grossier. Car l'intelligence pure voisine souvent avec un manque de tact et une grossièreté étonnante.
Settimo n'est pas ainsi. On lui a fermé la voie divine. Mais sa générosité l'entraîne ailleurs. Son communisme est une mystique de remplacement. Il est de la graine dont on fait les martyrs ; il est voué, prêt à tout donner pour le triomphe de son idée.
Mais son idée n'est qu'un spasme de haine; il n'y a pas une lueur, une étincelle de charité dans l'ardeur de ce fanatique. Son idéal est de destruction, une vaste ruine sur quoi régnerait le morne soleil du rationalisme.
« Seigneur pardonnez-moi, je n'aime pas l'intelligence » dit la Cécile de Duhamel. Je dirais même : Seigneur préservez-nous, sauvez-nous des ravages de l'intelligence. Et quand je retrace l'origine de nos maux, c'est toujours l’intelligence que je retrouve à la base, brutale, astucieuse, sans grâce. Settimo est la victime du rationalisme. On a dévié son jeune enthousiasme sur une voie sans issue, une voie semée de ruines. J'essaie de lui portraiturer l'homme; j'essaie de lui rendre le sens de l'humain, afin qu'il éprouve la dureté minérale de son rêve de pure raison. Mais l'on a depuis si longtemps façonné et durci son cœur. Communauté, foyer, charité, tout ce qui alimente, féconde la vie spirituelle, il l'ignore, le refuse. Il a peur de s'abaisser jusqu'à éprouver des sentiments de vieille femme ; comment lui faire comprendre qu'il y a dans un cœur de grand-mère des trésors d'humanité plus précieux que toutes les inventions de la science. C'est un autre ordre : « tous les corps ensemble, tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d'un ordre infiniment plus élevé… »
Lui il est fermé. La sagesse qu'on lui a inculquée lui en bloque l'entrée. Il n'a plus besoin du royaume de Dieu. Mais il veut avec rage les royaumes de la terre.
« Morts qui se croient vivants, entassés et ligotés comme des momies péruviennes dans d'étroits pots, enfermés et bouchés et scellés dans d'affreuses bouteilles, ces morts autour de moi que j'entends crier et à qui je ne puis porter secours : ils ne veulent pas de moi. Il n'y a aucun moyen de leur arriver. Il y a autour d'eux une enveloppe lisse et dure. Ces morts de tous côtés dans la terre que j'entends crier ! »
*
* *
En somme ma vie quotidienne échappe au livre de Consolation. Tout ce que je fais au long de ces journées ardentes n'y trouve aucun reflet. Ces vaines démarches pour l'indemnité des Bruyères, l'expertise, le transport du mobilier, la vente : je n'ai jamais songé à en parler ici. Ce qui me préoccupe aux yeux du monde n'a pas sa place dans ce cahier. Qu'est-ce que cela prouve ? Que ma vie active n'est qu'une vie apparente ? J'y joue mon rôle le mieux possible, mais ce n'est qu'un rôle. C'est dans ces pages que je suis moi-même. D’où l'urgence d'un tel cahier. Qu'il me préserve contre la vie, qu'il me permette d'être vraiment.
Hier entre deux leçons et une course à la clinique, ce fut l'excursion des châtaignes. Quarante kilomètres jusqu'aux bois de Berre. Le retour sous la pluie avec la lourde charge. Crevaison, dénuement, fatigue, froid. Est-ce que tout cela entre dans le livre de Consolation ? Non, c'est de la poussière qui passe. Mais je veux retenir ce ciel lourd, couleur d'ardoise, tout gonflé de pluie et les premières feuilles mortes qui flottaient dans les rigoles.
*
* *
La rentrée approche. J'aperçois déjà ma première heure de classe, toutes ces figures nouvelles qu'il va falloir déchiffrer. Je songe sans joie à cette immense besogne qui m'attend : vue d'ici elle me paraît morne, tellement usée, banale. Mais je sais ce qui va se passer et que dès le premier jour je vais prendre feu et les aimer. Et pour eux j'oublierai bien des choses et parfois même jusqu'à ma famille. Bien des difficultés bien des soucis vont d'eux-mêmes s'estomper; ma vie va s'élargir ou plutôt c'est une autre vie, parallèle, qui va naître. Toute une partie de moi-même va se développer, s'épanouir parmi eux sans contact aucun avec ce qui reste ici. Je me demande si ce n'est pas le meilleur de moi-même que je vais leur donner. Et quand je rentre, épuisé de ces classes ardentes, je n'ai plus pour la maison que lassitude et silence.
N'est-ce pas presque un adieu aux bébés ? Je les verrai tout juste au retour, le soir, à l'heure où il faut corriger les copies, c'est à peine s'ils me connaîtront encore. Sacrifice sans doute; mais en revanche quelle plénitude ! Quelle impression chaleureuse de donner tout ce qu'on peut, de travailler à plein rendement. Le métier me donne une prise sur la vie, m'intègre, m'enfouit dans la communauté humaine.
Je ne suis plus seul sur la rive; le courant m'entraîne avec les autres, coude à coude, pêle-mêle. J'aime le travail pour ce surcroît d'existence qu'il nous donne, cette intensité d'être qu'on lui doit : à la fois malédiction et salut. Comment pourrais-je être sûr de mon équilibre sans ce lest du travail quotidien sur lequel je m'appuie et qui me délivre de moi-même ? Indépendance, joie, maîtrise, je dois tout à mon métier qui me libère en m'asservissant.
Et puis j'aime ce métier. Je travaille dans l'homme avec de l'humain. Je travaille dans la sève ; il y a des germes que je devine, des racines qui s'agrippent, des bourgeons qui suintent. Tout cela est plein de vie et parfois au détour d'un vers de Ronsard, une fusée de printemps, un éclair dans leurs yeux qui émeut en passant ; au contact de Corneille une étincelle d'héroïsme. Au XVIIIe siècle la grande querelle s'instaure, Voltaire et Rousseau les divisent : ces chocs m'enchantent. Et après ces discussions âpres, la rosée de la poésie, la merveilleuse découverte des poètes. Car ils entendent pour la première fois la chanson douce qui ne pleure que pour leur plaire.
J'aime cet âge et de le mener de surprise en surprise à travers les trésors des Muses. Mission sainte. Etre le trait d'union entre eux, vivants, tout palpitants et les chefs-d’œuvre des poètes et des penseurs, tout ce que l'humanité a de plus beau à offrir à ses enfants. Eclairer tout cela. Faire de l'or avec des feuilles mortes; il faut être un peu magicien pour les mener au pays des merveilles. Ils sont en général si las, si découragés. Convaincus que tout ce qu'on leur enseigne est fatalement ennuyeux.
Quelle aventure qu'une classe de français pour peu qu'elle soit vécue ! Que d'imprévisibles réactions qui déconcertent celui-là même qui les éprouve, que d'idées agitées et remises en questions, que de germes d'inquiétude, que d'enthousiasmes possibles. J'aime voir naître l'inquiétude, ce regard qui interroge, s'étonne ou s'indigne, surtout ce regard intérieur quand brusquement ils s'interrogent eux-mêmes. Car c'est à eux-mêmes qu'il faut les ramener toujours : éveiller les consciences, les rendre présentes au monde et à elles-mêmes, les épanouir afin que les rayons divins parviennent un jour, de biais, par méprise, jusque dans leur nuit. Nuit traversée d'éclairs. Etre l'éclair qui fissure la voûte, le coup qui ébranle leurs pauvres petites sagesses toutes faites et met l'âme en présence de l'infini. Heureuse inquiétude, mal sacré. Tâtonnant, inquiet moi-même, je les mène au bord de la nuit ; peut-être quelques-uns parfois suivront-ils mon regard.
*
* *
On répète que la famille marque un terme. Elle termine en effet bien des rêves, elle interdit bien des évasions. Pour moi, elle fut surtout un commencement, l'essor véritable, et c'est maintenant que je me sens vivre.
Car Odile est arrivée dans sa maison. Photographie du lit. Elle, pâle mais rayonnante, sa petite fille dans les bras et de part et d'autre les deux garçons titubant sur les couvertures, dansant de joie ou brusquement immobiles en contemplation. Michel a longtemps tâté le visage de sa sœur lui écrasant le nez de son gros doigt. Jean-Pierre plus craintif regarde de loin. Il s'approche en hésitant et semble nous interroger du regard. Et comme Odile se met à crier le voilà tout triste et contrit. Ils ne veulent plus quitter cette chambre. Ils jouent, puis tout à coup s'interrompent et s'approchent du lit pour la contempler.
Pourquoi dans cet instant de tendresse étais-je si inquiet ? J'ai serré les deux grands dans mes bras comme si j'allais les perdre et pour le faire durer toujours j'ai gravé ce tableau dans mon cœur.
Fragilité de notre bonheur. Une angoisse me saisit devant ce nouveau bébé : brusquement peur de l'avenir. Je m'accroche à ce petit nid où repose toute ma tendresse et la menace monte autour de moi. Je puis être requis demain, obligé de quitter cette maison, de quitter la France, de les abandonner, si vulnérables, si seuls, tellement perdus dans le monde. La maison peut être évacuée comme tant d'autres du quartier et nous voilà brusquement sans abri, ayant tout perdu. La menace est partout, campés dans l'instable, dans le précaire. Comment vivrais-je loin d'eux et comment survivraient-ils dans ce dénuement ? Console-moi ce soir, petit cahier. Donne-moi la force d'espérer, que la tourmente nous épargne Seigneur ! Puissions-nous rester ensemble sous ce toit et survivre.
*
* *
Tout à l'heure, quand je suis rentré, Jean-Pierre a couru vers moi en me tendant ses petits bras. Geste bien banal, tellement usé depuis qu'il y a des enfants et des papas sur la terre. Mais pour moi c'était la première fois. Petite émotion, étoile filante d'un vieux rêve qui s'accomplit. J'ai des fils et quand je rentre à la maison, des petits bras sont là pour m'accueillir. Chaleur de vivre.
*
* *
Et de nouveau ces piaulements nocturnes qui dégénèrent en petites rages, de nouveau les langes et les tétées. Elle paraît heureuse de ce surcroît de besogne et je m'interdis de grogner pour mon sommeil interrompu. Soumission tacite : un bébé règne et fait sa loi ; nous voilà tous deux attentifs penchés sur un berceau. Mais auprès de nous cette fois deux petites têtes se haussent pour mieux voir.
*
* *
Mon collègue Audibert est venu voir Odile. Il l'a bien admirée puis a parlé politique et ravitaillement comme si elle n'existait pas. Odile s'est vengée en hurlant et Audibert a dû hausser la voix jusqu'à tue-tête. « Les célibataires, lui ai-je dit pour être poli, ont bien de la chance. » Il n'a pas dit non. Pauvre Audibert.
*
* *
Je suis sorti hier soir sur la terrasse avant de me coucher. La rade était toute embrumée de lune. Mer immobile et lactescente; une légère brise passait dans les pins. Un oiseau inconnu piaulait dans le vallon au-dessous. J'ai entendu les dix coups à l'horloge puis le silence s'est figé. Moi aussi. Il y avait longtemps que je n'avais savouré la nuit. Je m'en veux de laisser perdre cette source de joies ; j’ai décidé de faire chaque soir une courte promenade. Aucune nuit ne ressemble aux autres, on y peut toujours glaner quelque surprise. Ce sera une minute d'émerveillement avant le sommeil, une minute de silence aussi et de réflexion : la nuit a tant de choses à nous révéler sur notre âme secrète. Cette confidente nous est nécessaire autant que le soleil pour vivre. Nuit de Rembrandt. Les anciens hommes y plongeaient par toute une partie d'eux-mêmes. Il y a une grâce de la nuit qui est d'ordre spirituel : elle nous met en contact avec ce qu'il y a de divin, d'ineffable en nous. L'électricité l'a tuée. Les modernes vivent dans un jour perpétuel, aveuglés de lumière. Je veux réaccoutumer mes yeux à voir dans les ténèbres, par delà les objets clairs et distincts, à voir l'invisible dans lequel flotte la lumière.
Je n'ai pu hier soir me retirer. Comme enchanté par le miroitement de la mer à travers les oliviers, je suis allé chercher le sac de couchage et je me suis endormi baigné de lune, environné de nuit, la tête enfouie dans les oxalis d'automne. Cette nuit-là, Odile ne m'a pas réveillé…
*
* *
Je ne sais pourquoi depuis quelque temps le monde m'apparaît autour de moi tellement hostile, tellement glacé. Notre petit nid de tendresse me semble perché dans le vent, isolé ; il faudrait si peu de chose pour qu'une rafale l'emporte et nous disperse. Il y en a tant de dispersés dans le monde, tant de détruits à cette heure. Peut-être est-ce par contraste avec l'intimité du foyer, tous ceux du dehors me semblent des étrangers, plus : des indifférents. Je me sens très seul avec les miens, un peu perdu. Il y avait jadis de ces communautés de métier ou de quartier qui prolongeaient le foyer. On s'y retrouvait entre confrères dans une atmosphère presque familiale. Immense sécurité de sentir des amitiés solides, des traditions d'entraide prêtes à se manifester en cas de besoin. De nos jours on retrouve dans cet isolement que nous a valu l'individualisme, quelque chose de la peur primitive car aucune loi d'assistance, si habile soit-elle, ne saurait remplacer la présence effective, vivante des hommes.
Nous n'avons plus affaire à des hommes mais à des administrations, c'est-à-dire à des machines : nous sommes livrés à un automatisme sans âme. Je ne sens plus d'âmes battre autour de moi, ce monde me fait froid au cœur.
Il va falloir que j'abandonne bientôt ce cahier. La rentrée a lieu demain et je pressens l'hivernage avec toutes ses servitudes. Je me remets difficilement au travail intellectuel cette année. Trop sollicité par les événements, trop inquiet des subsistances, trop occupé par ma famille. Il faut que je me décide à regarder au dehors. Tout ce cahier exhale un parfum de fin de vacances un peu suri. Il y a un égoïsme de la vie de famille lorsqu’elle vous absorbe au point de vous enlever à la vie active.
Demain je vais rentrer au sens littéral, quitter cette voie de garage où je stationne depuis trois mois, reprendre ma place parmi les hommes, reprendre le poste qui m'a été confié. Je crois aux vertus du métier. Je crois que sans lui ma vie serait sans but, désaxée, désemparée; j'ai besoin de ce sillage derrière moi pour maintenir le cap. Je crois à la valeur de ma tâche et je crois que la noblesse de ma profession n'est pas un vain mot. Je ne veux pas me présenter demain comme un esclave au rouet mais avec le libre consentement de toute ma personne, joyeusement. Je comprends l'aigreur de ce soir, l'impression d'aridité de toute cette besogne que je prévois, dont je connais trop les servitudes. Il faut passer outre. Pour faire œuvre d'homme, il faut croire à ce qu'on fait et le faire dans la joie. Et ces minutes qui me restent, au lieu d'en tirer cette acide mélancolie, je m'en vais les consacrer à préparer mon travail, tout simplement.
*
* *
Reçu une chaude lettre de Potel. J'ai noté ici quel écho sa visite avait eu en moi. Chose étrange il paraît avoir subi la même impression. Sa visite, disais-je, est une date en ma vie. Et voici ce qu'il m'écrit : « Est-il besoin de te dire quel souvenir je garde de notre entretien ? Cent fois depuis, j'ai songé à t'écrire pour en prolonger la saveur et la douce et amicale force que j'y ai puisé. Plus je vais, plus je sens que sur le plan terrestre, seuls les liens personnels d'esprit, de cœur et d'âme sont un digne soutien. Que serais-je sans mes amis et mes élèves ? Et dans ces temps si durs, ces temps d'épreuves où mes élèves même me sont à peu près ôtés, dispersés qu'ils sont à tout vent de hasard, d'exil, de prudence et d'imprudence, il me reste les amis. Ma joie a été de sentir combien l'amitié entre nous était plus profonde que les simples souvenirs communs d'il y a dix ans, combien elle était présente. Et c'est immense. »
Ainsi, lui aussi a éprouvé la secousse, ce qu'il y avait d'unique, d'irremplaçable dans cette rencontre. Lui aussi s'est émerveillé de nous retrouver après dix ans de silence, d'erreurs, d'expériences, plus proches que jamais, plus près de la communion. Oh ! il y avait quelque chose de pathétique dans cet entretien. L'épreuve de la France, l'épreuve du monde nous avait pétris et torturés de la même façon. Tous deux nous avions rejeté ensemble notre dilettantisme d'étudiants; tous deux nous nous étions agrippés aux mêmes vérités, tous deux désorientés et perdus quant à leur application actuelle. Tous deux enfin brûlants d'ardeur pour cette tâche sacrée qui est d'aider de plus jeunes et de plus malheureux que nous. Et la joie de n'être plus seul, d'avoir un ami, de sentir que d'autres, coude à coude s'attellent à la même oeuvre, vivent du même idéal. Nous nous sommes donnés l'un à l'autre des forces nouvelles; nous avons mieux pris conscience de ce que devait être notre génération, une génération sacrifiée sans doute; une génération douloureuse, exsangue, les nerfs à vif. Mais grande dans l'histoire de la France car nous sommes l'arche du pont. Entre la pile du passé et celle que construiront nos enfants, il n'y a que nous. Si nous nous écroulons, il n'y aura plus rien qu'un chaos. Tendus désespérément vers l'avenir, nous sommes bien peu sans doute, mais de toutes nos forces nous soutiendrons la France pour l'offrir intacte à la relève. Comment ai-je pu hier envisager la rentrée avec dégoût ? La classe, c'est mon heure qui sonne, l'heure de servir et tout le reste ne vient qu'après.
*
* *
Soir de rentrée. Je relis avant le sommeil les lignes que j'écrivais hier. Grandes phrases, naïvement généreuses, bien sympathiques mais un peu risibles. De quoi me mêlais-je ! Je leur parlais, aujourd'hui de l'esprit critique et du style cicéronien : tout cela est tellement loin de ce qui nous obsède tous ; il est si rare que notre enseignement touche aux choses essentielles, il est si rare que l’on ait l'impression de travailler la pâte humaine et de la faire lever. Quand suis-je un éducateur et non plus seulement l'instructeur qu'ils escomptent ? Une telle urgence nous presse ! Et quand le feu est à la maison, nous jouons encore aux osselets en cultivant leur dilettantisme. Est-ce bien le temps d'épiloguer sur le classicisme et le romantisme ? N’est-il pas absurde de déchiffrer paisiblement Cicéron pendant la révolution du monde ? Parfois je doute de cet humanisme tout intellectuel, émasculé, ce jus de livres comme dit Claudel, dont on nous fait une panacée. Je voudrais leur donner une nourriture plus riche, plus directe, peut être aussi plus saine. Montaigne et ses fils spirituels ne sont plus à la mesure de notre temps. Loin de moi la pensée de renoncer à développer leur esprit critique, mais tout cela reste tellement négatif et ils ont tant besoin de fortifiants et de certitudes. Il leur faut s'accrocher à des absolus, s'enthousiasmer pour des vérités, croire et agir. Nous leur apprenons à penser. Est-ce suffisant ? Et l'intelligence peut-elle suppléer aux cœurs en déroute ? Des vérités éternelles flottent dans cette débâcle ; elles ont provisoirement perdu leur point d'insertion. Elles tourbillonnent au gré des événements. Les plus intelligents d'entre nous sont perdus et se contredisent s'ils ne s'aveuglent pas. C'est la pire misère de ne plus savoir où demeure la vérité, et le doute n'est pas viable à 20 ans. Du moins nous reste-t-il ce sens de la valeur, cet instinct sûr qui nous porte vers les solutions généreuses, vers le don de soi. Voilà ce que devrait être le fond de notre culture : développer ces nobles instincts, éveiller les cœurs, détruire cet individualisme, ce scepticisme, ce dilettantisme que nous ont légué certaines idoles du seizième siècle et qui font la base de notre enseignement.
Morale d'abord : tel serait le slogan de cet humanisme nouveau que je vois poindre à l'horizon. Car ce n'est plus à l'école qu'il faut chercher le jeune homme de l'avenir, c'est au sein des mouvements de jeunesse. Les fruits du collège sont souvent secs et le brillant élève, prix d'excellence, ferait souvent piètre figure dans la mêlée humaine. Mais ce même garçon qui s'exténue sur une version sans aucun profit réel parce qu'il n'est pas fait pour cela, voyez le parmi ses camarades, le jeudi. Il a un grade, il est chef, il apprend à commander, à décider, à obéir. Voyez le chanter, jouer une saynète, réciter dans un chœur, diriger ou suivre une discussion dans un cercle d'études. Là il est saisi, passionné, palpitant. Là il apprend à sortir du vulgaire et du débraillé, à s'imposer certain style de vie. Là, par le théâtre, le chant, la veillée, la vie dans la nature, il découvre un monde de beauté qu'il recrée ensuite et qui porte ses rêves. N'est-ce pas là vraiment de l'éducation et n'y a-t-il pas là au bout du compte un humanisme intégral, harmonieux, vécu, qui vaut bien l'autre ? Formation du corps, de l'âme, de la volonté, du sens esthétique et tout cela dans l'allégresse : que veut-on de plus ?
Ce que l'on veut, c'est peut-être l'élégance, la finesse, ce tact qui est la fleur de la civilisation. Nous entrons, je pense, dans une ère de rudesse. Pour neutraliser une humanité assoiffée de jouissance, matérialiste, égoïste, il faudra des hommes énergiques, sans grâce peut-être, mais solides. Il faudra pendant un temps renoncer aux délicatesses des décadences. L'épreuve de force qui est à cette heure d'ordre matériel sera bientôt d'ordre moral. Devant la grandeur de l'enjeu, l'humanisme de Méré et de Faret apparaît comme un luxe. L'erreur est d'avoir voulu en faire un brevet de culture. On a appelé nos garçons à goûter des mets trop épicés ; revenons à la cuisine saine et simple : l'heure de Sparte a sonné.
Il n'est pas nécessaire pour cela d'abandonner nos grands classiques, nos vieux maîtres. J'ai risqué une lecture d'Eschyle cet été en sortie de clan. C'était à la chapelle en ruines de St Cassien en fin de veillée. Je leur avais parlé de la Grèce héroïque, celle de Marathon, de Salamine et je leur ai lu les Perses avec des extraits des Sept contre Thèbes. Grâce à mon cher maître M. Magon et à sa merveilleuse traduction, la voix du vieil Eschyle a ému plus d'un cœur ce soir-là, sous le ciel étoilé de Provence. Un souffle d'héroïsme nous agitait, quelque chose sortait du texte et nous venait droit au cœur. L'éclat des braises mourantes, le chant des grillons, la nuit : un état de grâce s'était créé qui valait tous les commentaires. Ces garçons là ont compris et aimé Eschyle. Ils ne l'oublieront plus. Peut-on en dire autant d'un potache ?
*
* *
Je n'abaisserai pas le Livre de Consolation à toucher la question financière. Ces fins de mois sont intolérables. Les histoires qu'on me conte sur ces fortunes gagnées en un tournemain par des trafiquants habiles me démoralisent. Je ne veux pas les entendre. Je ne veux pas savoir ces choses, je voudrais seulement ne pas traîner toute ma vie une demi-pauvreté. L'impatience me prend par moments devant certaines inégalités. Je n'admets pas cet état d'infériorité où me mettent mes enfants par rapport à Audibert. Il n'y a rien de plus blessant et de plus injuste.
*
* *
Journée gris perle. Soleil pâle d'octobre sur une mer immobile comme un lac. Le bruit des moteurs dans la rade montait jusqu'ici dans l'air tiède et brumeux. Horizons noyés et sans limite, sérénité de ces derniers beaux jours d'arrière-saison où l'on jouit plus délicieusement du soleil et de la lumière. Notre petit cortège montant à la chapelle. Puis dans la nef toute pimpante et neuve, encore imprégnée de peinture fraîche, la cérémonie candide et souriante. Jean-Pierre tenait un cierge à deux mains, tout à fait interloqué. Michel ouvrait ses grands yeux bleus. Quant à elle, son regard ne quittait pas sa petite fille endormie. Journée pleine de grâce dont il restera parmi nous un souvenir léger, diaphane, aérien.
Les iris d'hiver venaient de fleurir et sur la table du goûter une couronne rouge de buissons ardents. Soyez bienvenue à notre foyer Sainte Odile d'Alsace et bénissez le bébé qui porte votre beau nom.
*
* *
Tout occupé du grand jeu qui aura lieu dimanche. Thème historique : prise du Mont Vinaigre par les Phéniciens. Il y aura trois bandes. Les Ligures devront intercepter la colonne de secours envoyée par les Phéniciens et lui prendre son ravitaillement. L'autre devra échapper aux Ligures et entrer en contact avec la troisième installée au sommet. Exposée ainsi, l'aventure perd tous ses mirages. Il s'agira de créer cette atmosphère de jeu qui fait qu'on y croit, qu'on participe tout entier à l'affaire. Il faut si peu de chose pour mettre en branle les imaginations ! Cette journée, tous les garçons y pensent depuis quinze jours. Sommet de leur vie scoute, ils en reparleront encore longtemps après. Il faut la préparer minutieusement; règles, itinéraires, surprises mêmes, tout doit être prévu en détail. Eux savent bien que quelque chose de mystérieux se trame autour d'eux et ce mystère augmente leur fièvre. J'aime cette ivresse de jeunesse dans laquelle je plonge moi aussi, ces jours où la banlieue devient une jungle peuplée de ruses et de batailles, où l'imagination rayonnante est reine, où toute réalité se transfigure ou s'anéantit. J'y trouve une plénitude de vie, une harmonie, une allégresse qui voisine avec les joies de l'art, de la musique. Heures de vraie poésie qui laissent une traînée de clarté dans le cœur.
Ces heures du reste sont rares. Il y a dans le métier de chef de longs moments arides, paperasseries, organisation... que sais-je ! C'est là que l'on a besoin de toute sa générosité, car le temps qu'on y passe semble volé aux plaisirs, à la famille, à soi-même. Mais il est si bon dans sa vie de réserver une activité gratuite. Faire quelque chose pour rien, c'est si rare et cela fait tant de bien.
Il y a très peu de gens autour de moi qui acceptent une tâche gratuitement. Il y en a de moins en moins. Il ne me vient même pas à l'idée qu'on puisse me rendre un service sans contrepartie. Un bénévole ? quel objet curieux dans notre société et légèrement ridicule, proche parent de la poire ! Dans un monde où tout travail se paie, la mécanique a remplacé le cœur. Plus besoin de générosité, de reconnaissance, de pitié, etc. Plus besoin d'hommes !
*
* *
Jean Pierre n'est plus un bébé. C'est vraiment un petit garçon. Il en a la démarche, les attitudes, parfois aussi la timidité ou l'expression. Je suis allé en ville avec lui cet après-midi. Il y avait longtemps que nous n'étions sortis ensemble, côte à côte, la main dans la main. Il avait l'air ravi au départ et moi-même j'éprouve à me promener avec lui une joie neuve que je n'escomptais pas. Dois-je le dire ? J'avais peur de m'ennuyer avec lui. Et le dirais-je encore ? Sa présence me renouvelle l'univers. Et je n'exagère pas. Il aime en chemin qu'on lui parle sans cesse pour commenter les petites découvertes qu'il fait. C'est une touffe de mauvaises herbes, une lézarde à un mur, une branche chargée d'olives, un vélo qui passe… Tout cela il faut le retrouver, en exprimer la grâce ou la magie secrète. Et l'humble petite fleur que sans lui on n'aurait même pas vue, commence à exister dès l'instant qu'il l'a cueillie. Tout en sa présence devient merveille, le monde est neuf. Comment le décevoir ? Et n'est-ce pas lui qui a raison ? Il voit plus loin que nous; les choses lui parlent un langage que nous n'entendons plus ; je l'écoute ravi et j'essaie dans son regard de puiser la pureté perdue.
Que pense-t-il de moi ? Que suis-je pour lui ? M'aime-t-il seulement ? Par rapport à elle, ne suis-je pas un étranger pour lui ? Il n'a pas pour moi les mêmes câlineries. Mais il se tourne vers moi quand il s'agit de le faire sauter ou de jouer bruyamment autour des meubles ou encore quand un jouet est cassé. Il est fermement convaincu que je sais tout réparer ; sa confiance parfois gêne. Et puis il a un peu peur de moi : c'est à moi qu'il obéit le mieux. Mais je sens qu'il se passerait fort bien de ma présence. Je ne suis pas mêlé, tissé à sa vie quotidienne comme sa mère ; je suis un luxe. Je ne réponds pas encore à un besoin. Je pourrais disparaître sans que mes enfants en souffrent, sans même qu'ils me regrettent. Ils m'auraient si vite oublié… je voudrais vivre assez pour laisser au moins une trace dans leur cœur.
*
* *
Un étranger qui lirait ce cahier y verrait une apologie de la famille. Le mariage, les enfants, le foyer et tout et tout… Eh bien non ! Trois fois non. Les enfants, c'est le poison ! Ils m'ont encore perdu la clef du garage. Je suis rentré ce soir fourbu pour trouver mon bureau sens dessus dessous. En ce moment ils crient à tue-tête. Et le plus irritant c'est que je ne puis même pas me mettre en colère : ils sont tellement petits. Il faut courber la tête comme devant une force de la nature, se garer comme on peut et réparer le mal en silence. O divine solitude, O silence, O liberté : trésors perdus ! Je serai tellement vieux quand je pourrai de nouveau vivre à ma guise que je n’en aurai même plus le goût. Je me sens dévoré.
*
* *
Nuit de vent comme nous les connaissons ici, avec ces rafales qui explosent en coups de canon, torturant les pins, ébranlant les murs.
Ce matin à l'heure de l'angélus, ce n'était plus dans les arbres qu'un lointain murmure de grève. Les Alpes semblaient toutes proches, déjà blanches de lumière. Il faisait délicieusement frais. Revenant avec Jean-Pierre, tandis que le carillon enchantait encore nos oreilles, je me suis senti apaisé, heureux. Je démonterai cette serrure et ferai faire une autre clef.
Hier soir j'étais inquiet, me demandant si tout cela n'était pas un leurre. Peur d'être dupe de ce mythe de la famille; l'esclave qui fleurit ses chaînes faute de pouvoir les briser. N'ai-je pas été joué ? Et vraiment cette vie-là est-elle meilleure que l'autre ? Mais ce matin je suis rentré en grâce. Jean-Pierre est si joli quand il aide à sonner l'angélus. Je vais avoir tant de plaisir cet après-midi à repeindre la vieille voiture pour Odile. Non, cette famille que j'ai faite et qui m'emprisonne n'est pas un mythe, une de ces puissances mystérieuses qui vous saisissent tout entier et se jouent de vous. C'est en pleine prose, installée sur la terre, la réalité même de la vie avec ses alternances de séduction et d'ennui. Mais encore, faut-il s'installer sur la terre ?
J'étais oiseau : cette maison m'est une cage ; dorée parfois je le veux, surtout quand je la dore moi-même. Mais puis-je m'envoler ? Et même le saurais-je encore ? J'écoute la voix des pins pareille à celle de la mer, pareille au chuintement de la houle sous l'étrave. Je songe au vent du large, aux brises de marécage qui soufflent sur la côte basse d'Alexandrie, au parfum de lentisque qui hante les Cyclades, à l'haleine chaude qui vient par bouffées à l'approche de l'Afrique. Je revois des amers, la double cime du Bou Kornein, les falaises blanches de Porto Farina, Paros éblouissante sur une mer de turquoise ou encore dans l'ombre zébrée de pluie, la lueur intermittente de Paxo, porte de l'Hellade comme le Planier annonce la France. Je vois la haute silhouette du Spartivento qui garde les passes de Messine et au ras des flots, le lugubre écueil des Lavezzi dans le dédale de Bonifacio, puis tout se brouille; je me retrouve songeur à ma table de travail, les yeux sur Michel qui joue dans le jardin et je ne sais plus si je dois être triste ou heureux.
*
* *
Comme un genêt d'or les souvenirs poussent, fleurissent, éclatent en moi. Faut-il les chasser ? Et ces évasions ne sont-elles pas comme de petites désertions ? Le vent qui a repris ce soir me rappelle, je ne sais pourquoi, ces rafales silencieuses du désert qui vous enveloppent brusquement de leur chaude haleine. Me voici à Palmyre, le sable roux grésille contre les ruines. Le soir tombe; l'ombre démesurée des chardons s'allonge, l'éolienne de Mme d'Andurin grince dans un ciel d'aquarelle. Vaste silence sur une terre morte, déjà à demi ensevelie, immensité où je m'évanouissais. Les camions de Deir ez Zor roulaient dans le lointain, phares déjà allumés : appel de l'Euphrate. J'étais au bord des terres maudites où croupissent sous le soleil les boues millénaires de Babylone. Je rêvais de me perdre là-bas, poussant toujours plus loin vers l'Orient ; de me perdre dans le dénuement total, tellement loin de tout ce qui m'attachait à la terre, devenu léger comme ces graines que le vent emporte, détaché, libre et seul, éperdument seul. Les portiques de Zénobie étaient tout blancs de lune, diaphanes comme des fantômes quand je me levai lourdement pour reprendre le chemin d'Europe.
*
* *
Joué au cerceau, à cache-cache avec Jean-Pierre. Réparé son camion. Puis je me suis mis au travail. Alors je l'ai vu quérir sa petite chaise. Il est venu s'asseoir près de moi et s'est mis à chanter en me regardant de ses yeux malins et rieurs, comme s'il voulait me dire merci. Il est resté longtemps ainsi et sa petite voix entretenait un sourire au fond de moi. Il y a des trésors de douceur dans cet enfant turbulent et alors il faut tout lui pardonner. Du reste tout est pardonné ; au lieu de lire l'article que Potel m'a envoyé, j'ai fabriqué une nouvelle clef à l'aide d'un manche de cuillère et ce fut très amusant avec ces deux apprentis bricoleurs qui ne m'ont pas quitté des yeux.
*
* *
Le jardin a bien changé depuis ce 17 septembre où j'ai inauguré le livre de Consolation. Les blettes que je repiquais ce jour-là ont été mangées… par les moineaux ; les hirondelles sont parties depuis une semaine. L'herbe a pris un essor impérieux, ensevelissant mes plantations de fenouil ; la vigne a fini de rouiller et le vent arrache ses dernières feuilles. Tenue d'hiver. Une tomate oubliée semble égarée dans ce paysage humide. Le trèfle surgit de partout envahissant jusqu'aux allées.
Il faudrait repiquer une nouvelle série de blettes. Mais je n'ai plus de courage. Je suis désormais, pour de longs mois, voué aux livres. La bêche m'ennuie et me répugne. Pourtant la laitue d'hiver, les navets et les épinards n'attendent pas. Tôt ou tard il faudra bien les semer. Pourquoi pas tout de suite ? Plus utile sans doute que d'écrire ces lignes. Allons-y.
*
* *
Je suis rentré fatigué, énervé d'un après-midi de vaines courses interrompues par quelques heures de classe. J'ai pris Jean-Pierre par la main et nous sommes allés à la chapelle. Il a sagement croisé ses petites mains et nous sommes restés un long moment silencieux, immobiles, détendus. Jean-Pierre aime beaucoup notre chapelle, toute neuve. Je voudrais qu'il y sente une présence. Quand je suis sorti, j'étais délivré.
*
* *
Les jours passent et je n'ouvre plus guère le livre de Consolation. Le plaisir manque, l'étranglement hivernal est commencé. Il y a des jours frénétiques, dévorés plutôt que vécus et, dans les rares moments de calme, je préfère me plonger dans quelque lecture : il faut du temps pour savourer sa vie et je n'en ai plus. Du reste ce cahier a maintenant rempli sa tâche. Tous les thèmes de ma symphonie ont été suggérés et je ne saurais plus que broder des variations. Petit cahier tu m'es très cher : grâce à toi je connais mieux mon bonheur et quand je n'ai plus le temps d'en jouir, je sais encore qu'il est là, qu'il m'accompagne, qu'un peu de relâchement m'y abandonnerait. Tu m'as donné des forces neuves pour les aimer mieux et pour rayonner cet amour. J'ai mesuré mes difficultés, mes peines, la fragilité de mon foyer dans un monde en détresse. Le son du canon ébranle parfois nos murs et douloureusement ce bruit de bottes dans l'escalier. Pendant ce mois de ma vie il s'est passé bien des événements pénibles depuis la destruction des Bruyères et la perte de tant de richesses et de souvenirs. Parfois sans toi, j'étais près de perdre courage.
Pendant ce mois aussi il y a eu un grand bonheur ici : l'arrivée de ma petite fille, une présence nouvelle parmi nous, un nouvel appel de tendresse.
Trente jours de ma vie, d'une vie simple et coutumière, d'une vie banale. Grâce à mon petit cahier, j'ai l'impression de l'avoir mieux vécue, plus profondément qu'au long de bien des années. Il y avait des trésors ignorés que j'ai peu à peu découverts et mis sous vitrine. Je pense que l'existence la plus ordinaire offre des sources inépuisables de joies pour qui sait les capter. Mon cœur plus conscient, plus éveillé, accueille bien mieux, se sent bien plus ouvert, épanoui. Quand je vois Michel, je songe à ce que j'ai écrit de lui et mon sourire est plus riche d'amour.
Pour avoir mesuré ce que la famille m'a ravi et ce qu'elle m'a donné, je me sens plus fort pour me donner à elle, plus sûr de mon chemin, plus fier aussi de ma vocation. Les thèmes s'entrecroisent dans mon livre, tantôt c'est la nature qui m'environne et que j'aime, tantôt mon métier, tantôt ma famille, tantôt les ennuis de toutes sortes qui bouchent les horizons : toute ma vie est là-dedans. De ce désordre, de cette palpitation énervée, je voudrais qu'il se dégage un peu de musique, une harmonie, serais-je fade en disant une chanson ? Mes jours passent, bien monotones et vite usés. S'ils laissaient dans ce monde invisible, où le temps n'a pas prise mais où règne Dona Musique, une note pure parmi le chœur des vies humaines, je serais parfaitement heureux et tous mes vœux seraient accomplis.
Je reviens du jardin où j'étais allé étêter les fêves. Il faut dit-on leur sectionner le bourgeon terminal afin de concentrer la sève dans les cosses. Je le tiens du vieux Bracco et je le fais chaque année consciencieusement. Elles sont trop hautes cette année, trop fournies de feuilles ; Bracco me dirait que j'ai semé contre la lune. Peut-être est-ce dû aux pluies récentes qui ont suivi une longue sécheresse. La plante, soudain gonflée de sève, a subi une trop brutale poussée de vie. Elles avaient meilleur aspect le mois passé. En revenant dans une buée de soleil avec les deux bébés à mes trousses, je reniflais mes doigts verdis et gluants : odeur de petits pois crus avec un remugle amer de vinaigrette, hors-d’œuvre craquants et verts sur une table d'été. Figures de la belle saison au creux du fin duvet d'Avril : on devine par instants les torpeurs et les langueurs de juillet derrière les blondeurs du premier printemps. Ou plutôt dans ce pays il n'y a pas de printemps et déjà voici les souffles de l'été qui viennent de la mer. Il y a huit jours que la vigne a percé ses bourgeons, nous en sommes aux premières feuilles cotonneuses et charnues comme des petits poussins. Minute éphémère, contraste du vieux cep noueux, noir, squelettique avec les pousses qui lui percent la peau. On songe à ces oisillons déplumés qui, parfois, tombent du nid au printemps. Ces petites feuilles ont sans doute quelque secrète communion avec l'enfance. Michel les caresse amoureusement et n'oserait les arracher. Il n'a pas le même respect pour les anémones qu'il arrache goulûment jusqu'à la griffe chevelue. Il s'en fait des brassées, il en donne à tout le monde, à sa sœur, à ses jouets, il en laisse traîner partout ; il a pour les fleurs une sorte de passion. L'autre jour dans l'autobus, alors qu'il semblait endormi, il fit sursauter tout le monde en étendant brusquement le bras et en poussant un cri : il avait aperçu un buisson d'aubépines. Les arbres fruitiers, surtout les amandiers, le mettaient en extase. Depuis qu'ils sont en feuilles et ils ne l'intéressent plus.
Curieuse passion des couleurs vives. N'y a-t-il pas chez l'artiste quelque chose de cet émerveillement ?
Parfois ces enfants ont des silences et des ravissements dont la spontanéité émeut : ils rafraîchissent ma vision du monde. Ils écoutaient l'autre soir la 5ème Symphonie avec un recueillement qui m'a stupéfait. Je veux bien que la machine les ait plus intrigués que la musique ne les touchait. L'expérience mérite cependant d'être reprise : quand la machine aura perdu son attrait, nous verrons bien si la musique à elle seule n'est pas capable d'enchanter les fauves. Il faut entendre Michel se murmurer sa petite chanson quand il s'ennuie ou qu'il veut s'endormir, il me semble parfois qu'il a retenu certains airs ou plutôt certains rythmes et qu'il s'essaie à les retrouver. Peu à peu comme une berceuse sa propre chanson l'endort.
*
* *
Nous nous sommes réveillés, ce matin, dans le brouillard. La nuit a dû être tiède sous cette humide couverture. Tout était moite au dehors et de grosses gouttes pendaient au bout des poignards du Yucca, Quand les premières cloches de Pâques ont sonné, la brume s'était fondue dans le soleil nous découvrant une journée incomparable. Dies quam fecit Dominus… La mer immobile sous le frisson des brises passagères, sillonnée de courants aux reflets laiteux, pâle et presque confondue avec le ciel ; les montagnes aux falaises toutes mangées de soleil, tremblant travers la brume, lointaines et légères comme des nuées bleues. Tout près, à nos pieds, la ville sur qui flottaient des écharpes de fumée. La masse des maisons vibrait confusément dans la lumière, fondue dans le paysage et la rumeur qui montait d'en bas se mêlait au chant des coqs, aux appels lointains des autos, à la chute rythmée d'une pioche. Pour une fois, harmonie. Peut-être était-elle en moi cette harmonie ; éveillée par le carillon et parce que je veux qu'il y ait aujourd'hui une joie dans les choses.
Messe matineuse, Evangile d'aurore, liesse où le soleil se lève sur un monde pardonné. Evangile de crainte et d'émerveillement, messe d'enfants, liesse de nouveaux-nés au Christ et, passant sur le monde, le sourire d'un Dieu triomphant, d'un Dieu vainqueur dont la croix est devenue l'étendard.
La joie de Pâques brille dans le ciel comme sur la terre. Dieu sonne pour son fils les cloches du retour pendant que les hommes carillonnent le baptême de leur réconciliation. Ma joie de Pâques, point culminant et dernier acte de l'Incarnation. Désormais la chair et l'esprit collaborent au salut commun en une mystérieuse unité. L'aventure commencée à Noël se clôt triomphalement : il y a désormais au ciel un Dieu qui porte le corps d'un homme, il y a au ciel un homme, notre frère, qui est Dieu. La voie nous est ouverte ou rouverte : sans rien renier de nos corps, mais au contraire en assumant notre chair terrestre, en traversant toute cette chair, nous pouvons aller à Dieu sur les traces du Christ. Et tout est résolu dans ce nœud d'angoisse où s'enferme le logicien rationaliste, le métaphysicien désincarné. Ce nœud gordien de la vie morale, Pâques le résout par un triomphe total, spirituel et charnel, de la vie sur la mort. Plus besoin, pour s'attacher à l'Être de renoncer au monde, à la vie créée au contact des choses.
L’éternité divine, en embrassant le monde, l'a imprégné de sa grâce. C'est plus qu'une délivrance, c'est une route qui s'ouvre, un horizon qui surgit : la possibilité en accomplissant à fond son destin d’homme d'imiter Dieu et de rejoindre Dieu. Et que tout cela ne soit pas un concept, un système, une théorie, mais une merveilleuse histoire qui s’est passée un matin de printemps, là-bas, par delà cette mer, dans le pays sacré où il plut à Dieu de prendre pied. Ce scandale pour les conceptuels, les systématiques et les théoriciens fait ma secrète joie en ce matin-ci, sous les pins tièdes que réveille par instants la brise. Il n'est pas de vérité qui donne une joie pareille. Car la vérité des philosophes est un point d'arrêt, un absolu. Mais ceci, plutôt qu'une vérité, c'est une vie, un germe de vie nouvelle, l'allégresse dansante des alléluias. Pâques s'incarne dans l'histoire du monde. Il fut un temps où Pâques n'avait pas eu lieu. Mais nous sommes du temps d'après Pâques ; le créateur s'est mêlé à nous et voici que sa création est devenue l'épreuve et la victoire de son amour, payant d'exemple il en fait l'autel de son sacrifice.
Mais savons-nous encore l'éprouver, cette allégresse pascale ? Je me souviens de cette Pâque grecque où tous ceux qui se rencontrent ce jour-là se saluent d'un joyeux : Christos anesti ! Les cloches carillonnent à tous les clochers, des processions se déroulent dans les rues à grand renfort d'oriflammes. Les moutons entrent par troupeaux entiers dans les villes. Partout les hommes ont badigeonné à la chaux leurs maisons dedans, dehors et jusqu'aux trottoirs et jusqu'aux pavés des rues. Les villages dans les îles de marbre éblouissent au soleil tout pimpants dans leur toilette de printemps. A Chio les villageois dansaient avant d'aller à vêpres, un grand tonneau d'argent dressé sur la place. Les femmes faisaient cliqueter leur diadème de sequins, lourdes auprès des hommes en fustanelle. Immense déroulement des cérémonies orthodoxes héritées des liturgies impériales. Comme notre pâque semble pauvre et mesquine dans nos villes surpeuplées et affairées. Faute d'imagination et de splendeur charnelle, comme elle nous laisse l'âme vide.
Ce peuple a besoin de liturgies, de chants, de majesté pour étoffer ses joies communes. Il ne suffit pas d'avoir l'âme en fête, encore faut-il le dire aux autres et savoir l'extérioriser. Ou plutôt ce sont ces extérieurs qui vous mettent l'âme en fête. Tristesse de ces jours de fête vidés des besognes coutumières et que ne remplit aucun jeu, aucun luxe, aucune activité fraîche, mais la passivité des plaisirs industriels.
Voici que tombe le soir. Les bancs de brume sont revenus et stationnent à mi-flanc. A première vue, rien ne distinguerait cette journée de toutes les autres. Mêmes besognes serviles, la queue du dimanche pour le pain, achat du journal et d'une brassée de salades. Soins à Jean-Pierre. Lecture et travail et quelques récréations de jardinage. Rien ne marque ce jour d’entre les jours… et pourtant tout s’est fait plus allègrement. Il y avait un sourire dans la lumière et notre premier regard ce matin avait un éclat joyeux. Elle a fait la vaisselle en chantant et les petites choses qui font d'un simple menu un repas de fête furent accueillies avec un naïf enchantement, si j'en juge par le peu qu'il faut pour créer cette atmosphère de joie : une fleur sur la table, un service rendu en souriant, une chanson à l'abandonnée et surtout la volonté d'être heureux et de rendre heureux. Si peu de chose en somme ! Je me demande pourquoi tous nos jours ne sont pas des jours de fête.
Il s'agit d'accueillir la besogne, d'aller au devant du travail qui de toute façon va s'imposer. Il s'agit de s'accepter et d'accepter, non par résignation, mais spontanément, simplement parce que c'est la condition même de la vie.
J'ai eu bien des soucis cet hiver, des peines, parfois de véritables angoisses et si j’énumère les causes d'ennuis qui chargent l'horizon, je me sens parfois à bout de souffle. Je crois pourtant que j'aurais pu, au milieu de tout cela, être heureux, plus heureux qu'autrefois quand tout sonnait clair. Il suffisait d'entraîner ma vie au lieu de me laisser traîner par elle. Je n'ai pas su m'y prendre. Mais après tout rien n'est perdu : je vais consacrer ce nouveau cahier à cette conquête du bonheur malgré tout.
*
* *
Veillée solitaire. J'entends au dehors brailler la jeunesse au sortir du dancing rustique qui s'est installé là-bas sous les oliviers. Ils font aboyer les chiens. Mais le brouillard plus épais étouffe les sons. Elle s'est couchée grelottante : qui sait si quelque grippe se prépare ? Ou n'est-ce que l'effet de ces fatigues accumulées ? J'ai pris maintenant pour maxime de ne plus m'inquiéter et d'attendre les événements non paresseusement, mais avec confiance. Lutter, arracher à chaque minute sa parcelle de vie. Mais, l'effort accompli et quand on a fait toute sa tâche, ne pas interroger goulûment l'avenir, prier bêtement, s'affoler, brûler son présent dans la fièvre du futur. Chaque heure apporte son plein de tristesses et de joies : endurer les unes, jouir des autres est une tâche suffisante et il est assez difficile de vivre le présent pour ne pas désirer posséder d'avance le lendemain.
*
* *
La voici rompue mon harmonie pascale. Pas trouvé une minute hier pour laisser courir ma plume, Pourtant j'avais déjà repris goût à cette récréation des vacances, plaisir bien bizarre dans le fond, plaisir de se rejouer les choses en les racontant : on les vit doublement ainsi mais la seconde fois délicieusement, sans cette âpreté de l'objet qui s'oppose à la plasticité du rêve. Les choses sous ma plume sont toutes embuées d'une sorte de magique attrait qu'elles n'avaient pas tout à l'heure quand je les vivais. Pourquoi ce que l'on a vécu, voire l'instant d'avant, a-t-il ce charme mystérieux que n'a pas la chose qu'on est en train de vivre ? Ma vie, en s'enfonçant dans le passé, s'éclaire d'une lumière radieuse et le souvenir des pires épreuves me soulève comme une houle du soir. Sillage lumineux des minutes mortes : ce que je gagne à écrire ces pages, c'est de me retourner pour regarder encore une fois le sillage avant qu'il ne se referme sur la mer. Irisations, perles légères, scintillements dans une clarté qui vient d'où ? Qu'ai-je en moi qui colore ainsi ma vie, pourquoi toute chose vécue m'enchante-t-elle au point que je n'ai de cesse qu'après l'avoir jouée et rejouée, prise et reprise et comme épuisée ? Mais épuise-t-on jamais la joie de vivre ?
Devant moi un mur de grisaille, de la pluie. Quelles tristes journées vues d'avance qui se résolvent finalement en petites joies.
Elle, malade. Simple grippe. Oui et d'autant plus énervant que ce n'est rien et que cela trouble tout. Me voilà seul en face de ces trois bambins dont l'un est malade et contagieux. Je prends le départ au matin plein d'ardeur, habillant, torchant, soignant, cuisinant, le tout contre la montre. Puis le rythme s'alanguit et maintenant, quand toute la maison dort, je me sens vidé de toute pensée, essoré par l'agitation dans un énervement stupide que seul le journal est capable d'éteindre. Journée perdue… pour moi. Oui. Submergé par les petites choses, j’étouffe. Mais en même temps je vis dans l'intimité des bébés comme peu de papas le font. Odile depuis que je l'habille et la fais manger me sourit, il me semble, différemment ; elle m'appelle à travers toute la maison, me voilà devenu son Dieu. Et c'est vraiment une petite joie de passer les chaussettes mignonnes, de coiffer les cheveux en broussaille, de jouer à la poupée avec une petite fille aux yeux bleus, si miraculeusement pure, qui vous comprend et déjà vous parle en son langage, qui peut-être vous aime. Demain, je serai aidé, je n'aurai plus qu'à donner des ordres, à regarder faire. Serai-je plus heureux ? Ce n'est pas sûr.
Je l'ai couchée tout à l’heure. Sans doute se serait-elle aussi bien endormie sans moi. Et pourtant je me suis attardé à la bercer en chantant la chanson de sa grand-mère. Elle m'écoutait les yeux tout grands ouverts et bien intéressée, peut-être m'a-t-elle jugé ridicule. Mais je ne me jugeais pas : ma chanson à cette minute, c'était tout moi-même, le battement même de ma vie et c'était humblement une note dans le chant du monde comme l'envol d'un papillon ou le scintillement d'une étoile. Il me semblait participer à quelque cantique universel. Je crois qu'à cette minute là je vivais.
Je pense que vivre ce n’est pas seulement lutter, s'engager, peiner, je suppose que c'est d'abord apprendre à communier. S’affirmer ne suffit pas et les vies les plus actives ne sont peut-être parfois que de grands amas de décombres. Percer sa route, faire son chemin, ivresses passagères : on n'arrive jamais et plus on monte plus la cime s'éloigne. Le monde moderne nous détourne des seules vraies sources de joies. Inépuisable richesse des petites choses, des plus serviles et des plus effacées. Inépuisables merveilles du monde : qu'en connaissons-nous ?
Tout est scellé au-dedans de nous, tout ce qui permet à l'enfant, au poète, à l'homme simple de comprendre le langage de la nature. Nous ne savons prendre pied ni à l'intérieur de nous-mêmes, ni à l'intérieur des choses créées. Et la vie nous emporte plus morts que vifs vers un tombeau sans souvenirs.
Je me livre goulûment à la minute passagère et loin de m'y perdre, je m'y trouve.
Evanouissement ? Non pas. Mais présence au contraire, présence paisible et comblée, intensité de présence.
Mais pour cela il me faut dire les choses. Il me semble qu'en disant ma vie, toutes les minutes de ma vie, j’en fixe les richesses. Comme le révélateur dévoile un paysage dans l'opacité du film, ma plume mord sur le grain des heures et découvre un monde dans leur filigrane. Le portrait des choses serait-il donc plus vivant que les choses mêmes ? Ou peut-être plus humain ? Et par là plus près du cœur ?
Ou bien suis-je trop léger pour goûter au passage les saveurs sans avoir besoin de les savourer ? Peut-être certains y réussissent-ils. Moi, il me faut mon temps et le repos du soir : lenteur de ruminant. Mais j'admire ceux qui s'évanouissent dans l'instant et prétendent le posséder : c'est lui qui les possède ! Leur vie est faite d'innombrables morts. Je voudrais tendre vers la conscience fine des éphémères afin que le plus grand nombre en moi laisse sa trace, afin d'avoir comme un remords quand la chaude caresse de la pierre que j'ai touchée hier après-midi ne trouve aucun écho en moi, afin d'être aussi peu que possible la chose compacte et close sur elle-même.
Encombrement ? Non, harmonies. Chaque impression éveillera un monde d'harmoniques et seules subsisteront les accords. Je ne cherche pas les fièvres torrides, je ne quête pas les expériences rares, c'est dans la trame du quotidien que je veux promener une conscience alerte afin d'y broder les fils de ma vie. Vous avez semé la semence du bonheur, Seigneur, sous les pas de tous les hommes. Mais la joie qu'ils portent cachée sous tous les deuils, ils ne l'ont point connue. Ils ont fait comme si elle n'était pas. Et leur monde est triste et sec comme un arbre d'hiver. Sous tous les cailloux… mais il faut avoir la patience de les retourner. Et puis sur l'asphalte, hélas, il n'y a rien. Qu’un monde frais comme les joues d'Odile jaillisse de ma contemplation. Puisse-je, dans cette immense calamité dont l'angoisse m'étreint, sous les décombres d'un monde effondré, retrouver les traces de votre visage. Quand l'injustice m'aura poursuivi et persécuté dans ma chair et dans celle des miens, quand il m'aura fallu subsister péniblement, à coup de sacrifices, dans une société sans âme et sans lumière, j'aurai du moins toujours l'inépuisable merveille du monde vrai sous les yeux, celui que font surgir autour de moi chaque matin le regard des enfants que vous m'avez donnés.
*
* *
Tanguant, roulant, au péril de ses pas incertains, voici venir à moi Odile ; toute fière de m'apporter une fleur. Ces fleurs, ils en pillent le jardin. Hier Michel s'était entortillé dans ses boucles une vraie couronne de jasmins et de giroflées et derrière chaque oreille une grosse marguerite ronde. Quand il est entré dans la chambre, il avait oublié ces fleurs sur sa tête. Il eut devant la glace un saisissement suivi d'un radieux sourire : « Joli Michel, joli… ! » Puis il s'est fait admirer de toute la famille. Etait-ce un jeu ou vraiment éprouvait-il la beauté des fleurs ?
Jolie brise d’est ce matin. Aux temps heureux, on eût hissé les voiles pour aller déjeuner à l'anse des Foncettes ou pêcher à la traîne au large. Vacances désormais plébéiennes : je me suis mué en plombier pour déboucher le tuyau du lavoir. Il y eut un moment plein quand j'eus percé le plomb de dix ou douze coups de poinçon pour trouver l’endroit bouché. Brusquement le courant se fit jour et jaillit en autant de jets d'eau que de trous, aspergeant Michel à 1'improviste. L'eau giclait en perlettes qu'emportait la brise. Les rochers bientôt furent tout brillants de cette pluie qui se perdait en bas dans les aiguilles de pin. Il faisait frais, j'étais mouillé, mais le tuyau, enfin libre, sifflait par tous ses pores. Faute de soudure je matai ensuite au ciseau tous les trous. Les jets s'amenuisaient, fines aiguilles d'eau bientôt réduites à une sueur imperceptible sur le métal. Et nous rentrâmes trempés et triomphants : au lavoir la laveuse battait le linge et l'eau jeune bondissait dans les bassins.
*
* *
Mes liens me sont donnés.
« Seigneur je vous remercie de m'avoir ainsi attaché » dit Claudel. Les liens qui m'enchaînent me clouent au monde, me lient à la terre. Cordon ombilical. Mes liens me nourrissent d'une nourriture sanglante, charnelle, lourde, mais il est bon pour l'homme d'être lourd et de peser sur le sol qui le porte et d'y imprimer sa marque. Sans eux je mourais de cette déliaison du monde qui fait le malheur de notre temps. Sans eux j'étais un de ces étrangers parmi les choses créées, un de ces solitaires enkystés dans leur moi, qui se demandent indéfiniment s'ils doivent ou non accepter de vivre et peu à peu se laissent glisser dans le néant, morts vivants. Je n'ai pas cherché mes liens comme celui qu'épouvante sa liberté et qui n'a de repos qu'entre deux brancards. Simplement j'ai obéi à l'appel profond de la vie en renonçant un jour à flotter comme le grain au vent : j'ai creusé mon trou et germé. Car (c'est mon slogan) il n’y a de fécondité et de vie que dans l'incarné.
J'écris en ce moment sous les jeunes pins à l'angle nord-ouest du jardin. Les premières mouches bourdonnent. Odile près de moi se mêle gauchement de poursuivre les lézards. Elle s'est fourrée dans les cheveux, à l'exemple de Michel, une fleur violette de ciste. Elle est heureuse.
Le suis-je ?
En ces jours de vacances quand l'activité quotidienne, fiévreuse au point de porter sa fin en soi, quand l'agitation se détend, quand je puis chercher mes vraies assises et m'y reposer, c'est alors que je me suspends à ces liens de chair, ils me préservent du vertige, me masquent le néant ? Ils justifient, s'il se peut, ma présence en ce monde. Et je ris du métaphysicien qui se sent « de trop » sur la terre ! Est-il du reste légitime de philosopher hors de cette intégration vitale dans laquelle, c'est un fait, nous trouvons toujours notre accomplissement ? La philosophie du désespoir n'est qu'une philosophie de célibataires : de ces gens qui loin de se jeter dans la vie ne font que l'effleurer et la déflorer de leur dialectique, comment osent-ils se prétendre « existentiels » ? Que je préfère la passion panique de Giono à ces angoisses intellectuelles de désincarnés… Celui-là, de toutes ses forces, il existe comme existe la ventée d'est qui là-haut fait frémir les pins. L'intellectuel a subtilisé les liens qui l'attachent aux choses jusqu'à en faire de purs concepts ; libre à lui ensuite de les nier et plus rien alors ne lui reste en mains, pas même cette motte de sa terre natale, pas même l'haleine du soleil qui lui donne la nausée.
Mais il est des valeurs, il est des absolus ni abstraits ni transcendants. Des valeurs qui niées, se vengent et s'affirment aux dépens de leurs contradicteurs. Pour ceux-là l'univers est un décor sans épaisseur, sans consistance, distinct d'eux ; ils ne s'y prolongent point, ils ne se sentent frères d'aucune chose au monde. Enfermés dans un abîme intérieur, ils voient la vie se dérouler loin d'eux, c'est un spectacle sans queue ni tête dont l'inconsistance les écœure. Seule la trémulation sénile de leur fiévreuse transcendance les pousse de projet en projet dans l'énervement qu'ils nomment liberté et où suinte l'angoisse du pur ennui.
Le monde m’apparaît tout différent. Avec lui je fais corps, mes sens se prolongent en lui, ma conscience 1'accueille, ma volonté le veut. Les valeurs qu'il me propose, je ne les distingue pas d'avance comme des idées qu'on peut accepter ou refuser, mais je les découvre en les vivant et leur réalité s'impose à moi avec la solidité du fait. Nous n'avons pas autre chose à faire que de vivre en plénitude, et cette plénitude n'est ni dans la seule vie de l'esprit ni dans la seule vie du corps, mais dans cette harmonie, cet équilibre qui nous fait hommes.
Je ne pose pas la valeur comme un objet, je ne la fixe pas non plus comme le clou où accrocher ma liberté, ce n'est pas non plus cette valeur provisoire que se donnait Descartes pour vivre en attendant le jour de l'évidence intellectuelle. La valeur est mon être même à chaque instant de son accomplissement : il l’affirme en étant. Il n'a pas besoin d'autre évidence que celle-là. Ce n'est pas le fait d'être que je vois d'abord, mais le fait d'être homme et j'esquive toutes les dialectiques en affirmant ma complexe et mystérieuse humanité, ce monde d'appétits, d'idées, d'affections… plongé hic et nunc dans un autre monde d'appétits d'idées et d'affections. Le mystère moral précède en moi le mystère ontologique. C'est dans cette complexité que je me retrouve et non dans je ne sais quelle intuition abstraite et décolorée qui ne débouche que sur le vide et l'ennui. Ma réflexion ne m'apporte pas ce peu d'idées claires et cohérentes où se complaît le philosophe, mais un contact de plus en plus délicat et subtil avec une réalité qui me dépasse et m'enivre. Ma découverte de la valeur est immanente à ma découverte de moi-même et du monde. Mon existence l'implique : qu'est-ce d'autre que l'expression abstraite d'une harmonie ?
C'est cette conscience de moi-même et du monde qu'il me faut aiguiser sous peine d'être, comme eux, sans exister. Il y a dans ma vie des moments vides où ma conscience paresseuse regarde sans les voir les minutes passagères. Ce que je veux tenter ici c’est de réduire ces moments, de résorber cette graisse, de muscler ma vie consciente afin de réaliser vraiment cette intuition que j'ai de moi-même comme conscience vivante et d'accomplir ainsi ma mission terrestre. L'animalité nous guette avec ses psychismes ténébreux, tout le nocturne de l'instinct. Peut-on dire de l'homme moderne, essoré par l'agitation, les soucis ou les plaisirs, qu'il existe vraiment ? Il est, c'est tout. Il est une vitalité qui se déploie, une intelligence qui s'extériorise, souvent une subtile machinerie d'habitudes qui joue à vide. Mais d'un tel être, quelque puissance et quelque prestige qu'il ait su acquérir, peut-on dire qu'il vit une vie d'homme ?
Notre tâche essentielle en ce monde, c'est peut-être d'en prendre conscience afin de nous y intégrer toujours mieux en profondeur. Le plus beau fruit que l'on puisse attendre d'une vie, c'est qu'elle nous apprenne à mieux aimer la vie.
Et voici que mon cahier prend tout son sens. Avec lui, par lui, j'acquerrai peut-être cette plénitude d'une vie absolument consciente. De tout ce qui m'entoure, je puis dire : c'est à moi. Simple jugement de possession ? Au contraire, de ce cahier, je pourrai dire : c'est moi. Partout ailleurs je possède, mais ici je suis. On dit qu'il n'y a pas de degré dans l'être, ce n'est pas vrai de la conscience. Elle n'est jamais une donnée que pour autrui. Pour moi elle ne pourra que s'approfondir dans l'être en résorbant l'ennemi, cette indifférence qui est comme une mort dans la vie. On me reprochera sans doute de me complaire en moi-même, de m'enfermer dans mes instants comme le philosophe s'emprisonne dans la contemplation de l'être avec cette différence que l'un a trouvé la sérénité et que je me plonge moi dans un torrent de feu. Egoïstes au fond l'un comme l'autre, mais l'un majestueusement, moi avec des hypocrisies d'épicurien honteux.
Eh bien non ! Si je trouve un infini bonheur dans les simples moments d'une existence pleine, je ne vais pas pour cela m'immobiliser à en dénombrer les éléments, pas plus que la flèche de Zénon. Au contraire, je serai, me semble-t-il plus disponible, plus prêt à l’action dans la mesure où j'aurai résorbé mon indifférence, où je serai mieux présent, où j'aurai pénétré plus consciemment dans le réel.
Qu'on ne me reproche pas non plus une sorte de dilettantisme. Loin d'affadir en multipliant, je veux me contenter du donné le plus banal, du quotidien le plus décourageant. Foin des exaltations faciles, du haut des collines de nos rêves. C'est devant l'évier, en faisant la queue, sur la plate-forme de l'autobus, que je veux vivre là aussi. Dépasser le donné, oui, mais verticalement en le creusant, non en accélérant le film. Vais-je pour cela m'immerger dans l'instantané, jouir des minutes comme le sous-gidien ? En un sens oui. Mais est-ce de l'épicurisme après tout que de tenter de s'épanouir ? L'ataraxie n'est-elle pas au contraire une vaste indifférence ? Les philosophes en braquant de force la conscience sur l’abstraction de l'être l'ont détournée de la vie. Toute leur ascèse est d'aveugler les jours par où filtre la clarté de ce monde. Tous, s'ils le pouvaient, nieraient la vie pour satisfaire le spectre de leur perfection.
Mon effort du reste n'est pas un abandon, une puissance facile et paresseuse, c'est une énergie qui se déploie. Il n'est pas toujours commode d'être présent et c'est vers l'indifférence et l'habitude aveugle que nous porte, en général, la médiocrité. Enfin cet effort de conscience ne se referme pas sur lui-même. Sait-on s'il ne fécondera pas mon action en la rendant plus consciente de ses racines, et donc plus voulue, plus humaine, et finalement peut-être plus dévouée et mieux habile ? Le fruit n'est-il pas inscrit déjà dans la beauté des fleurs ?
Je cueille dans R.M. Rilke ces vers :
La vie, n'essaie plus de la
comprendre;
C'est alors qu'elle te sera une
fête.
Accepte les jours,
Comme un enfant reçoit du vent
Beaucoup de
fleurs, chemin faisant.
Oui, je suis las d'écouter ceux qui expliquent. En attendant le torrent coule : que me sert de me pencher sur le pont pour tenter de voir par delà les rapides puisque le flux tôt ou tard doit emporter les ponts. Il faut plonger et se laisser porter par le courant, les yeux grands ouverts sur le déroulement des rives.
*
* *
Ce cahier me rend attentif. Mille choses me frappent que je ne voyais pas avant ; je perçois mieux, je note et j'enregistre. Tout n'aboutit pas ici, il y faudrait des volumes… mais une fine, une légère buée de bonheur se dépose sur les choses familières. Mes yeux, comme s'ils se dessillaient peu à peu, commencent à voir. En revenant du poulailler j'ai senti dans mes mains la tiédeur de cet oeuf parfait, fraîchement pondu et je n'ai pas ignoré au passage la touffe de violettes sur ma gauche. Il faut sortir de l’habitude pour nous éveiller des sensations fortes, on ne peut pas refuser l'odeur du fenouil dans le champ du voisin, elle vient à vous. Mais les appels discrets des parfums passagers, que de fois notre indifférence les a méconnus.
Il en est de même des choses du cœur - et du reste tout n'est-il pas plus ou moins une chose du cœur ? - L'adieu du soir, usé par tant de jours, je m'y suis attardé aujourd'hui et dans le geste banal et quotidien il a passé plus d'âme que de coutume. Et puis c'est un fait, depuis que j'écris, en dépit des ennuis qui empoisonnent ces vacances ratées, je chante : prendre conscience de la vie, c'est forcément, si l'on est sain et sincère, une explosion d'allégresse et s'il est vrai qu'être conscient pour l'homme c'est être, force nous est de conclure qu'être c'est chanter. Rilke l'a déjà dit : « chanter c'est être » Toute créature qui réalise son essence le célèbre à sa façon. Seul l'homme demeure muet parfois pour sa vie entière. Et pourtant c'est lui qui devrait parler pour tous. Unique être capable d'entendre et d'interpréter le chant du monde. Et ce pouvoir sacré - j'allais dire ce devoir - il l'ignore ou le néglige tout préoccupé des choses qui ne donnent pas le bonheur. Cette fille ce matin qui déambulait la ruelle du port en faisant danser dans le soleil l'éclat de ses boucles blondes… Vision fugitive, petite joie qui volait dans le vent. Soyons chasseurs de beauté… mais au premier pas notre gibecière sera pleine ! A peine partis, les plus misérables reviendront comblés.
Rilke encore :
Oui les printemps avaient besoin de toi, mainte étoile
voulait être aperçue. Vers toi se levait une vague du fond du passé ou encore
lorsque tu passais près d'une fenêtre ouverte, un violon s'abandonnait. Tout
cela était mission…
Mais c'est Claudel qu'ici il faut relire. Peu d'hommes ont mieux célébré la mission de l'homme, l'office du poète parmi nous. Ce qu'avaient pressenti les premiers romantiques allemands, surtout Novalis, il le reprend en termes souverains :
Moi l'homme, je sais ce que je fais.
De la poussée et de ce pouvoir
de création,
J'use, je suis maître,
Je suis au monde, j'exerce de toutes parts ma connaissance
Je connais toutes choses et
toutes choses se connaissent en moi
J'apporte à toute chose sa
délivrance
Par moi
Aucune chose ne reste plus seule
mais je l’associe à une autre dans mon cœur.
Et encore :
La feuille
jaunit et le fruit tombe mais la feuille dans mes vers ne périt pas
Ni le fruit
mûr, ni la rose entre les roses !
Elle périt mais
son nom dans l’esprit qui est mon esprit ne périt plus.
La voici qui
échappe au temps
Et moi qui fuis
les choses éternelles avec ma voix, faites que je sois tout entier
Cette voix, une
parole totalement intelligible
Libérez-moi de
l'esclavage et du poids de cette matière inerte
Clarifiez-moi
donc ! dépouillez-moi de ces ténèbres
exécrables et faites que je sois enfin toute cette chose en moi obscurément
désirée.
Ne te hâte donc pas de vociférer contre cette matière inerte puisque ta mission, ton honneur et ta joie sont de la vivifier, de l'éterniser et de la rendre à Dieu portée sur les ailes de ton verbe et toute imprégnée de ton amour. C’est plutôt la matière, moi, que je voudrais célébrer. C'est sur elle que s'appuient mes sens, d'elle que s'envolent mes rêves lourds du suc qu'ils ont tiré d'elle. C'est sa poussière qui diffracte mon cœur et c'est à travers elle que je m'accomplis.
Ces gens qui se plaignent d'avoir un corps m'irritent ou se font pitié : ils donnent envie de l'enfer et pour sûr dégoûtent du paradis. Souviens-toi de la rage démoniaque de W. Blake se déchaînant contre ces paradis de première communiante qui soulevaient aussi le cœur de Rimbaud. « L'éternité, dit-il, est amoureuse des productions du temps » Vivons notre temps sans prétendre d'avance connaître les joies intelligibles du ciel. Vivons-le comme une épreuve, mais une épreuve salutaire et, comme on dit, enrichissante. La révolte, la nausée ne sont sans doute pas plus morbides que le détachement prématuré.
*
* *
La brise d'hier est devenue vent. La balançoire affolée a des bonds de détresse. J'observe la danse des plantes emportées par le tourbillon. Les pins agitent leurs grands bras, des soupirs semblent par instants les soulever. Puis ils retombent et seule subsiste la trémulation des aiguilles dans le ciel. L'eucalyptus décoiffé fait face à la tourmente, essayant de rattraper ses longues feuilles. Le Yucca plie, puis d'une seule détente se redresse. Le rosier grimpant ondoie comme une houle, plonge et remonte. Les anémones, éperdues, s'écrasent en tous sens. Au loin monte et descend l'archet nerveux des cannes de Provence. Michel fonce dans l'obstacle, ses boucles peignées de vent, les joues rouges et tout ramassé sur soi comme un marin au bastingage. Il aime ce vent qui périodiquement nous fait vivre dans la frénésie hors de toutes les choses rangées, dans un déchaînement apocalyptique. Le vent force sa voix sous toutes les portes, fait osciller le lustre et secoue les bouteilles jusque dans la cave. Si on quitte la maison ces jours-là on arrive en ville éperdu, ridicule et les oreilles bourdonnante. Si on y revient, il faut en atteignant la crête happer l'air et plonger comme un nageur puis fendre le vent jusqu'à la porte. Il y a une vertu d'exaltation dans le vent : il attise les flammes ; son rythme ressemble à celui de l'enthousiasme et comme lui il fonce en aveugle. Les prophètes et les apôtres doivent leur inspiration aux rafales mystérieuses qui descendaient du ciel, secouaient le cénacle en cette nuit de Pentecôte et battaient les flancs nus de l'Hareb. Aucune explication physique ne dépouillera à mes yeux le vent de ses vertus mystiques. Je m'abandonne religieusement aux coups du météore comme si quelque chose de divin passait par les airs, la violence même du Tout-Puissant. Cette force vierge que l'industrie n'a point encore domestiquée et qui se déchaîne follement sur la montagne, oserais-je dire que je la révère à la façon du canaque nu sous le cocotier qu'écrase un typhon ? Mes yeux s'élargissent, quelque chose en moi tressaille d'aise quand une rafale plus forte explose sur le grand pin et fait craquer les ais sur le toit. D'où me vient donc cette joie étrange ? D'une communion. Le vent d'est n'est pas seulement pour moi quelque dépression barométrique dans le golfe du Lion, un appel d'air, un phénomène. C'est vraiment quelque chose de moi-même qui se déchaîne par lui, avec lui et trouve en lui sa satisfaction. Il agit sur moi comme une musique, forçant son chemin dans ma conscience épousant là-bas je ne sais quelle princesse endormie. Je me sens harpe et me livre tout vibrant à sa touche. Je n'écoute plus rien au dehors, seulement l'écho lointain de cette harmonie qu'il a suscitée en moi et qui lentement s'éteint. Oui, j'ai besoin de toi pour vivre, oh ! rafale, comme j'ai besoin du vol glissé des hirondelles, du chant lointain des coqs et de la transparence de l'air… Tout m'est en ce monde nourriture et joie, tout m'éveille et cet éveil est plus doux qu'un songe.
*
* *
Solitude de ma famille. Solitude de la famille. A quel point ce monde-ci s'est fait malgré elle ou hors d'elle : ses inventions, son « progrès », ses plaisirs ne sont pas pour elle, jamais ils ne vont l’aider, toujours plus ou moins l'abîmer. Autour de soi s'agitent les hommes seuls, les hommes sans enfants. Ils bâtissent la cité et font des projets. Ils s'amusent et bavardent et s'énervent. Je me sens seul. Parfois je les envie, d'autres fois je les hais. Souvent je voudrais qu'ils me comprennent un peu. Je ne suis plus des leurs, je suis alourdi, empêtré. Ma vie s'écoule comme le sang d'une plaie : je ne suis plus clos sur moi-même, libre, disponible et léger comme l'adolescent. Ils ont fait une société pour adolescents et pour retraités. Les parents ni les enfants n’y ont place. Le bal et la pension de vieillesse : il manque le milieu.
La famille emporte avec elle trop de chair, elle exige trop que l'on s'incarne pour avoir sa place dans ce monde-ci. La cité ne peut l'accueillir avec ses étroites cellules, ses rues sans enfants, ses squares sans joie. Le luxe de la banlieue pèse dans un budget !
Pour qu'elle respire un peu, que ses enfants soient heureux, que sa demeure mérite le nom de foyer que de sacrifices ! L'instinct sur lequel elle se fonde ne trouve plus d'issue, bafoué qu'il est par l'amour facile, les agréments de la vie égoïste. Et désormais pour remplir sa tâche normale d'homme, il faut presque un détachement d'ascète. Un monde peut-il se survivre qui compte sur l'héroïsme de quelques-uns pour se perpétuer ? Quel découragement parfois et quel doute affreux : à quoi bon toutes ces privations et cet adieu stupide à la vie agréable, à la « bonne » vie ? Si les mêmes structures sociales doivent accueillir mes enfants, s'ils doivent eux aussi s'arc-bouter contre le courant pour maintenir un semblant de vie normale, est-ce la peine de les mettre au monde ? Toujours plus exposés ne finiront-ils pas par sombrer ? Déjà mes parents luttaient afin de sauver les valeurs qu'ils tenaient de leurs aîeux, déjà ils faisaient figure d'isolés et de fait, et par force, ils se fermaient sur le clan, refusaient d'entendre les voix du dehors, ils pressentaient le maléfice. Déjà il leur fallait préserver contre ces vents mauvais la chaleur du nid.
Mais le mien, ce nid tout pépiant, combien de temps pourrais-je à bout de bras le tenir au-dessus du flot ? D'autres ne viendront-ils pas, d'autres isolés, s'unir à moi et de ce qui n'est qu'une douloureuse conservation, faire enfin une révolte ? Révolte de la nature, qui veut vivre et fait craquer ce vêtement d'artifice qui l'étouffé. Dans mon enfance la famille était encore à sa place dans la cité. L'ordre social la soutenait. La courbe de son histoire, du mariage à la naissance puis jusqu'à l'éducation et au mariage des jeunes, cette courbe si simple s'inscrivait dans une nature propice, feutrée de traditions nourricières, quelque chose de compact, un tuf sécrété par des générations paisibles, un humus chaudement humain où la plante croissait doucement. Désormais une liberté véreuse a creusé un trou sous toutes ces racines, a épuisé les sources de sève. Il ne reste plus qu'une volonté tenace qui de çà de là se redresse encore, se révolte, se refuse et, à grands efforts d'énergie, enfonce ses racines plus profond à travers le sol pourri pour retrouver la terre vierge. Ou bien, comme ces pauvres géraniums au rebord des fenêtres citadines, des parents désorientés essaient de repiquer une plante chétive dans leurs alvéoles de ciment. La chair vivante et saine s'est décollée; la gangrène a envahi un corps que ne tentent plus que des voluptés morbides et séniles. Le monde moderne porte en lui sa malédiction : c'est sa stérilité.
*
* *
Elle est toujours malade, pâle, les traits durcis et ces tristes vacances touchent à leur fin. Comment allons-nous faire lundi quand je devrai la laisser tout le jour aux prises avec les enfants et toute la maison. Misère ! ou plutôt pauvreté, tout serait résolu si mes ressources égalaient le quart de ce que gagne le propriétaire du bar des Orangers. Il faut que je réalise mieux ma véritable condition sociale. Les traditions me classeraient en bourgeoisie. Le métier que je fais, bien qu'il se déconsidère de jour en jour, reste honoré comme profession libérale. La culture que je puis avoir, et qui de nos jours fait figure de luxe, me rangerait encore volontiers parmi les bourgeois. Et de fait c'est parmi eux que je me sens à l'aise : quoique je fasse, je ne m’entendrais qu'en apparence et en passant avec l'homme du peuple. La culture sépare bien plus encore que l'argent. Cependant mes ressources et mon train de vie se rapprochent bien plutôt du type « employé de banque ». Et de fait ne suis-je pas un petit fonctionnaire, donc misérable ? Si l'on ajoute la charge d'une famille et le luxe de la banlieue, on mesurera le porte-à-faux qui nous énerve tous plus ou moins consciemment. Nos goûts et nos besoins supposent des ressources triples au moins : à cette condition la maison pourrait respirer librement, nous pourrions sortir de cet étranglement et vivre une vie normale, je pourrais acheter les livres qui me tentent et me soulager des servitudes qui dévorent mon temps. Bourgeois par les besoins, prolétaire par les ressources, n'est-ce pas après tout le destin du français honnête et normalement du père de famille moyen ? On l'accepterait comme rançon de la défaite si tant d'autres ne s'appropriaient aisément des fortunes par l'intrigue et les trafics. C'est l'injustice qui est démoralisante, non la pauvreté. C’est que je puisse me comparer au tenancier du bar voisin et lui envier ses revenus, c'est que les valeurs puissent se confondre et que, pesé au poids de l'or - seule monnaie qui ait cours - mon métier soit un mauvais métier.
*
* *
Il faut voir Michel prendre possession de son lit le soir, Il tient à enjamber lui-même la bordure, puis il ouvre les couvertures, se met à quatre pattes, plonge la tête bien au fond de l'oreiller et finalement se déploie à plat ventre, bras et jambes écartés : il dort déjà, éperdument.
*
* *
Est-il possible d'être sincère ? je relis ces pages où se fige la trace de ces lamentables vacances. Mais il n’y paraît rien de ce que fut ma vie réelle, mon état d'âme authentique, quotidien. On dirait que j'y fus plein de vitalité joyeuse, gai comme la balançoire qui bondit dans le vent. Tout est faux dans ce qui précède : j'ai prétendu rendre consciente ma vie et je n'ai fait qu'en tirer un cliché aux mille retouches. Je l'ai refaite malgré moi, je l'ai organisée pour lui donner un sens, quelque unité, en un mot un visage. Et voici que ce visage me regarde et s'impose à moi et je vais me croire obligé de m'y conformer. Je ne suis pourtant qu'inconséquence : intelligible pour qui me voit de loin, incompréhensible à moi-même. Je ne suis dans le fond que dégoût et révolte. Même pas, mais fatigue physique et lassitude morale. L'avenir m'inquiète plus que je ne saurais dire et cette hantise de demain, de cette séparation qui peut-être va s'imposer l'an prochain ou de ce déménagement, de cette vie toute nouvelle qu'il va falloir reprendre, de cette persécution qui s'acharne sur nous, en un mot du vent mauvais, du destin maléfique, elle ne transparaît guère dans tout ce que j'écris. C'est donc que je l'ai soigneusement ensevelie et recouverte de ce tas de petites choses où j’essaie d'accrocher ma joie. J'ai faussé en choisissant.
Est-il possible de ne pas choisir ? D'ébouriffer ce pinceau de lumière qui ne révèle que ce qu'il veut ? De se saisir tout entier, tout palpitant comme on saisit un corps de femme et de se regarder soi-même là, tout à coup, dans les yeux ? Quoiqu'on fasse, il faut se tricher à soi-même, se jouer une comédie, faire un personnage quelconque qui ressemble à quelque chose de soi mais qui n'est pas soi. Quoi qu'on fasse en somme, on sacrifie à quelque valeur, on se force en mal ou en bien, on se donne un sens en fonction d'un idéal. De deux choses l’une : ou vivre sans conscience à la va comme je te pousse dans une nuit intérieure ou projeter le phare ; mais dès qu'on y voit, on se dirige, on prend une route, on avance et qui prend une route s'engage. Je ne puis m'observer du coin de l'œil, mine de rien, sans que le modèle tout de suite prenne des poses et se croie chez le photographe. Dostoïevski a pu décrire le chaos intérieur, mais ce n'était pas le sien. Il le feignait par référence à un ordre. Et parfois, reflétant cet ordre à l'envers, son chaos lui-même se solidifie, se durcit en théorie, se veut. L'enfer Gidien est un ordre en son genre, un parti pris et parfois plus encore, une page. Et moi je pose au père de famille. Mais si par quelque enchantement les barreaux de ma prison cédaient, eh bien c'est le moi refoulé qui ressortirait, toujours disponible, mais que je prétends actuellement ignorer. Et je repartirais ma valise à la main sur les routes aventureuses.
La famille ne serait-elle donc en moi qu'un épisode, une pétrification du temps, un récif de corail dans la libation hasardeuse de la mer ? Mes liens, oui mes liens ne seraient-ils donc pas à l'épreuve ? Il me pousse parfois de ces gourmands dans l'âme, je les sens se gorger de sève. Ils tirent à eux de vieux rêves oubliés, s'engraissant de ces détritus qu'un génie pervers accumule en nous depuis l'adolescence. Ces gourmands, pourquoi faut-il les couper ?
Certains le font par principe, à force de volonté et parce qu'un idéal les possède. Ce sont les lucides cornéliens : il en est encore parmi nous et ce sont des hommes.
Mais la plupart s'ils ne cèdent pas à l'appel des sirènes, c'est que la nature protectrice les enserre et qu'ils sont assez bien enracinés pour n'avoir pas peur des bourrasques. Voilà où j'en suis. La réalité me tient et ne me laissera pas m’évader de si tôt. Quand je cane, elle sait bien me redresser et me remettre sur la bonne route. Que serais-je sans mes liens ? Je n'ose y penser. Une liberté pure n’est qu'un refus de vivre et si je n'étais soumis à ces liens-ci qui me donnent vie et bonheur, je serais voué à d'autres chaînes plus lourdes à porter car elles sont sans joie : celles du caprice et de l'inquiétude. Bénies soient mes chaînes qui me forcent à persévérer, me tiennent debout sans crainte des affaissements subits, me préservent de moi-même et de l'incurable mal qui sommeille en moi. Je suis sceptique quant aux morales et aux catéchismes. Je ne crois pas que la vertu s'enseigne. Aucune leçon de morale ne tiendra à l'heure de la tentation si quelque chose ne vient en aide à la volonté fléchissante, quelque chose que j'appellerais la tradition ou l'exemple ou le milieu. Le malheur de notre temps, c'est que tout cela justement manque sous le pied. Il est inhumain de compter, pour maintenir les hommes dans la voie de la santé et de la nature, sur leur raison et leur volonté toutes nues contre le mal et ses séductions, elles sont de peu de poids. La première est toujours prête à fournir ses sophistes à l’autre. Sans mœurs, sans cette réalité ambiante qu'est un foyer, l’exemple des parents, la propreté de l'entourage, les traditions du métier, sans mœurs dis-je, il n'y a pas de morale. Bien vaine est la tâche des professeurs si le réel leur inflige un démenti quotidien.
Non, je ne me révolte pas contre ma chaîne, mais bien plutôt j'en éprouve fièrement la solidité. Elle m'attache à la vie, elle me fait être, elle justifie s'il se peut mon existence. Je répète avec le père Jésuite de Claudel :
Mon Dieu,
je vous remercie de m'avoir ainsi attaché.
*
* *
Je viens de relire quelques pages du livre de Consolation. Comme cela paraît lointain déjà. Ai-je eu raison de fixer ainsi le souvenir de ces tièdes jours d'automne d'il y a deux ans ? Qu'en reste-t-il de vivant ? Hélas, j'ai tout oublié, ma vie s'évapore. Quelle vanité que cette entreprise de prétendre rendre mon existence toujours plus consciente d'elle-même et des choses ! A quoi bon puisque rien ne demeure de tous ces éphémères que je happe au passage. Je ne saurais les attraper tous et le peu qui reste a tôt fait de mourir.
Ô mort dans la vie, les jours qui ne sont plus ! murmure le poète anglais. Et plus je sentirai les choses, plus j'aurai dans la bouche ce goût de cendres ? Celui qui oublie tout à mesure vit dans un éternel présent qui lui tient lieu d'absolu : il le remplit. Moi, à force d'éprouver les choses, je les sens s'éloigner, je les vois en mouvement ou plutôt je me vois les quittant sans cesse. Ne pensons donc plus au passé.
Pourtant que d’événements depuis cet automne de 1943 ! Je ne parle pas du cataclysme. Mais ici dans notre maison, ces affreuses journées de Mars et d'Avril, les menaces d'évacuation, la grotte installée en abri, les bombardements de juin et ces nuits de terreur qui plongeaient Jean-Pierre dans l'angoisse. Enfin, le départ forcé. Cette vie précaire sur les hauteurs de Carros, à Coursegoules, le maquis, l'attaque sur le village, la blessure et l’évacuation de Max. La joie intense de la Libération quand les Jeeps peuplées de Hawaïens parurent sur la place. Au retour la maison pillée, le désastre de la literie, vaisselle, argenterie… Les nuits sans sommeil et puis dans le calme renaissant cette persécution inattendue et le fardeau insupportable de l'injustice. Quel bilan de fièvres vaines, d'angoisses perdues, de fatigues sans fruit. Et finalement tout juste de quoi en faire plus tard un jour de pluie, un récit aux enfants. Les blessures cicatrisent si vite qu'on en est presque gêné. « Il devrait, disait La Bruyère, il devrait y avoir dans le cœur des sources inépuisables de douleur pour certaines pertes. On pleure amèrement, mais on est ensuite si faible ou si léger que l'on se console. » ou encore « Cesser d'aimer : preuve sensible que l'homme est borné et que le cœur a ses limites »
Ces pensées vont loin et émeuvent. Ce n'est pas la raison qui nous console, c'est l'oubli, cette mort perpétuelle de la conscience. La tendresse comme le chagrin n'a qu'un temps. Et puis le phare inexorable cesse de les éclairer, passe à autre chose et tout rentre dans la nuit. La mort ? Mais elle est en nous et chaque heure de vie ronge quelque morceau de ce cœur que nous pensions immortel.
« Nous ne sommes pas même capables d'être longtemps malheureux » dit le P.Aubry dans Atala. Peut-être même certains diraient-ils que c'est une chance et que vivre c'est changer. J'éprouve, en ce moment, la nostalgie de l'immobile. Je voudrais faire halte et embrassant d'un seul regard toute ma vie, me créer dans le multiple même une illusion d’unité, me reposer dans cette contemplation. Mais une autre mort m'attend alors, cette mort morale du métaphysicien qui s'endort en son midi, brûlé par le néant de l'être. Ma vie se suspend entre deux néants, celui du temps passé qui fuit et se dérobe, celui de l'être pur que je puis bien concevoir mais en mourant à moi-même, en détruisant ma présence au monde.
Fermons donc pieusement et sans révolte les yeux des souvenirs, et, sans chercher ici-bas 1'impossible halte, plongeons tête baissée dans le courant. Tant pis si le sillage se ferme derrière nous.
Je suis allé cueillir pour elle des lilas au jardin. Les grains roses viennent de s'ouvrir sur une touffe de lavande, tache de parfum où brasillent les abeilles. Par bouffées la chaleur sort de dessous les pins, odeur épaisse et tiède, embuée de soleil : le jardin à cette heure fume comme une cassolette. Piqûre d'été dans le fruit encore vert : la brise qui passe par moments rappelle la fraîcheur d'avril et les bébés évitent l'ombre. Contact véhément de cette matinée avec la richesse du monde. L'azur ne se nie pas. Pourquoi ne pas s'en contenter ?
*
* *
Où va ma plume ? ou plutôt ce cahier va-t-il quelque part ? J'ignore la veille ce que j'écrirai demain. La vie chante chaque jour quelque chanson nouvelle. Depuis huit jours je l'écoute et la transcris. Demain peut-être, happé par l'action, n’y prêterai-je plus l'oreille. La vie n’en chantera pas moins toujours neuve et toujours recommencée. Les enfants n’en seront pas moins gais et les fleurs moins belles : j'aurai simplement cessé d'écouter et cessé d'ouvrir les yeux, je serai rentré dans l'ordre commun. Je m'exalterai peut-être, parce que c'est mon métier, sur quelque vieux texte et je n'aurai plus le temps de considérer l'instant présent. Mais alors les jours seront de nouveau abstraits et monotones, cadres rigides où joue la mécanique. Le temps passera d'autant plus vite que je n'y prendrai plus garde et le trimestre à peine entamé sera déjà fini. Cette semaine les jours ont eu chacun leur visage ; il y a eu l'allégresse de Pâques, puis ce lundi glissé comme un fantôme, le mardi pluvieux et ce mercredi de grand vent. Mais l'après-midi de jeudi sous le pin du sud-Ouest fut un moment radieux. Des vacances manquées me laissent d'autres souvenirs que la Pâque marocaine ou celle de Sicile ou encore ce printemps déjà lointain de Syrie et d'Egypte. Sans doute ai-je bien moins vu et découvert de choses qu'au long des routes d'outre-mer. Et j'ai la nostalgie de ces grandes époques. Néanmoins ces minutes là n'ont pas eu la monotonie du sablier. Elles m'ont donné d'être mieux à moi-même et au monde, mieux enfoui dans ma terre nourricière, mieux planté dans ma réalité.
*
* *
J'ai parlé de la solitude de la Famille. Mais peut-être la famille se plaît dans la solitude. Là où l'homme isolé a besoin du contact d'autrui la famille se suffit parfaitement elle-même. Nous ne demandons pas qu'on nous entoure, mais seulement qu'on nous laisse vivre. Pas besoin de tuteur : simplement d'une terre généreuse. Notre joie est en nous et vient de nous. Ce sont les plaisirs qui viennent du dehors. Le bonheur, chaque journée nous l'apporte comme un pommier porte ses pommes. Nous pouvons vivre ramassés sur nous-mêmes d'une vie féconde et pleinement accomplie. Nous trouvons en nous-mêmes notre fin et notre raison suffisante ; là où moralement l'individu s'étiole, une famille survit : à elle seule elle est un monde, un microcosme. Et c'est bien la cellule primordiale qui se développe, fructifie et prolifère pour peu que le terrain s'y montre favorable, Notre solitude même accroît notre cohésion, intensifie notre vie commune, assure notre bonheur. Avant d'accueillir l'étranger, avant de s'ouvrir au dehors, il faut être bien cimenté à l'intérieur et ne faire qu'un bloc. Solitude précieuse qui cerne notre cercle et nous force à nous enclore. Sans nous désintéresser de quoi que ce soit nous restons dans notre île parfaite, jaloux de cette communauté que le temps a tissée entre nous. La nature nous a tout donné en suffisance, moralement, pour mûrir l'un contre l'autre sans avoir besoin de nous évader. Je pense que normalement une famille forme un tout qu'aucune solitude morale ne peut atteindre et dont le rayonnement interne suffit pour nourrir et développer la personnalité de chacun de ses membres. L'orphelin, où qu'il soit, est irrémédiablement seul. Les célibataires en ce sens sont comme des orphelins : la famille est l'origine de toute communauté et c'est par ressemblance avec elle que des associations peuvent mériter ce beau nom.
*
* *
Quelle joie et quel signe de paix que de pouvoir à nouveau m'asseoir devant ces feuilles et laisser courir ma plume. Preuve que nous renaissons, que la vie - une pauvre vie bien inquiète, bien pâle mais imprégnée d'espérance - que la vie donc reprend. Impression de renouer avec cette tiède après-midi de naguère où nous étions si heureux tous deux sous le pin du soir. Mais déjà le mal était en elle. Si j'avais pu me douter alors de ce qui nous attendait !
Ces jours, sans doute, malgré l'oubli, laisseront une trace dans ma vie et marqueront notre amour : nous avons comme jamais fait l'épreuve de nos liens et quant à moi, je me suis senti plonger dans un abîme.
Ephéméride des événements :
Un samedi la congestion se déclare. Lundi, c'était un vaste foyer. Jeudi, une broncho-pneumonie double. Vendredi, je l’appellerai la « journée de l'analyse ». Elle restera toujours comme une grande barre rouge dans mon passé. Dimanche, c'est le foyer gauche qui s'allume et s'accentue. Aujourd'hui c'est l'espoir. Espoir d'une lente guérison, toujours inquiète mais plus probable de jour en jour. C'est, derrière le spectre du B.K. (bacille de Koch), la remontée pénible vers la lumière.
Mon Dieu, n'est-ce pas, il fallait bien qu'elle guérisse. Vous ne pouviez pas permettre que nous restions seuls, tous les quatre, vous ne pouviez pas briser ainsi notre bonheur, vous ne pouviez pas leur enlever leur maman. Alors il aurait mieux valu qu'ils ne fussent pas nés, que notre foyer n'ait jamais existé, que jamais nous n'eussions été unis. Seigneur vous ne pouviez pas, n'est-ce pas, détruire notre foyer…
J'ai appris à prier. A genoux. Tout roulé en moi-même. J'ai senti l'absence de ma mère et toute ma solitude parmi les hommes. Mais une solitude plus vaste encore, une solitude planétaire. Devant ce mal brutal, ces forces mauvaises que déchaîne la nature je cherchais une présence douce, quelque âme pour me consoler. Quelqu'un de très âgé et de très bon : Notre Père, ai-je murmuré. Oui, dans leur détresse les hommes ont brusquement besoin de vous. En vous, je mettais ma confiance. Et j'ai tenté de m'abandonner. Que votre volonté soit faite… Paroles dures quand on a peur et que le destin semble s'appesantir sur vous.
J'ai eu l'impression étrange pendant deux jours d'avoir été choisi par le malheur. Le mot terrible d'Oedipe quand il croit comprendre :
Ô Dieux,
pour quelle misère m'avez-vous élu !
Il y a des hommes que le malheur semble se plaire à écraser. Il y a parmi le monde les élus de la fatalité. Seigneur, épargnez-moi cette élection. Hélas, je ne suis pas le plus fort. Laissez-nous vivre comme tout le monde. Nous ne sommes pas nés tous les deux pour souffrir d'une telle souffrance, pour nous quitter à l'aube de notre bonheur, mais pour être heureux ensemble longtemps auprès de nos bébés. Laissez aux héros de braver de tels deuils. Nous ne sommes pas de force : cela nous briserait le cœur. Oui, j'ai vraiment senti que mon cœur pourrait se briser. Ce mot banal, il n'est rien de plus juste.
J'ai vraiment eu l'impression d'étouffer au long de cet interminable vendredi quand suspendu au téléphone j'attendais le résultat de l'analyse. Le docteur était net : s'il y a du B.K. elle est perdue. Sinon, guérison assurée. J'étais comme le condamné à mort. A quatre heures j'ai attendu tremblant la sentence. Je ne pensais plus, tout était sec. D'une sécheresse de savant, mort, muet, figé. Le monde, un os au soleil. Et puis cette joie explosive et ces baisers aux enfants ahuris. Elle guérirait.
Je me revois cet après-midi là descendant à la pharmacie. Temps radieux. Je me forçais à ne penser à rien. Au virage un papillon s'est envolé sous ma roue. Je l'ai vu. Tout-à-coup j'ai réalisé que la vie universelle continuait autour de moi comme avant. Que les gens étaient aussi heureux, occupés des mêmes soucis et que j'étais seul avec ma pauvre angoisse.
Ces jours-là je n'osais quitter son chevet. Il me semblait que nos minutes étaient comptées et qu'il fallait en quelques heures vivre l'amour de tant d'années. Je pensais que bientôt peut-être je ne verrais plus ces yeux agrandis par le mal et tout brillants de fièvre. Que peut être cette voix bien aimée, ces mots si chers, je donnerais bientôt ma vie pour les entendre encore. Alors je m'y suspendais en désespéré.
En bas les enfants jouaient.
Leur inconscience m'a exaspéré. Je leur en ai voulu de ne rien comprendre, d'ignorer ce qui serait peut être le drame de leur vie, d'être à ce point des étrangers dans la communauté, de me laisser tellement seul. Et puis l’exaspération tout à coup cédait à une immense pitié. Comment peut-on vivre sans maman ?
Et quelle serait leur enfance sans vrai foyer ? Je regardais Michel, sa démarche dansante quand, un pot de graines à la main, il va nourrir les poules. J'avais l'impression que tout était raté. Toute mon existence. Et sans espoir.
Elle me dit un jour : « Il me semble que je vis un cauchemar. » Oui ! Est-ce possible qu'en si peu de temps nous en soyons arrivés là, au bord même des choses éternelles. Il semble que la réalité ait subi une brisure : les fils pendent, prêts à se renouer. On ne peut croire que l'aurore prochaine ne sera pas un recommencement. On attend bêtement la fin comme si tout devait se recoudre et la même vie reprendre…
« Nous étions trop heureux » m'a-t-elle dit encore. Et elle pleurait. J'ai mesuré alors tout le bonheur qu'il y avait dans le simple fait de vivre, même durement, même péniblement, mais de vivre, de s'aimer et d'être ensemble. De voir se briser notre espérance ainsi, en pleine fleur, m'était trop insupportable.
Et déjà par moments, je la sentais partie, loin déjà très loin de nous. Elle parlait de l'au-delà. Elle avait peur de s'endormir le soir. Et brusquement elle s'éveillait le regard effrayé, elle se préparait peu à peu au départ. Et déjà les bruits de la maison s’étouffaient auprès d'elle. Quand je la revis après la visite du prêtre, il me sembla qu'une part d'elle nous avait déjà dit adieu. Son visage avait changé. Elle avait retrouvé ses traits de jeune fille. Voyant ses nattes, ses grands yeux alourdie, il me semblait revivre notre passé, celui d'avant les bébés. Celui qui vraiment - et si peu de temps - fut nôtre, absolument : le temps si proche encore de notre vol nuptial. Et quand je songeais à la santé d’alors, à l'exubérance de notre jeunesse, à Port-Cros, au col du Colombar, à Sestrières, mon cœur éclatait. Et je pensais à tout ce que nous allions perdre. Nous ne serions plus l'un près de l’autre pour voir ensemble grandir les enfants. Sa place serait vide à toutes leurs fêtes, les anniversaires seraient désormais jours de deuil. Tous ces Noëls sans elle ! Des scènes précises venaient renouveler ma torture. Je voyais les jours à venir : les leçons, les jeux, les longues veillées, les excursions, les découvertes enfantines et bientôt les émois d'adolescence et tout cela sans elle. Nous ne vieillirions donc pas côte à côte, nous n'installerions donc jamais la petite maison sous les oliviers, là-bas, au pied de la madone du Tameyé, la maison où nous devions finir nos jours après l'envol de la nichée. Je voyais… que ne voyais-je pas ? Les peines et les bonheurs, les voyages, les retours, les soirées et les nuits et tout le rythme des jours à perte de vue : impossible de tuer cette imagination cruelle qui multipliait mon malheur présent par toutes les peines des jours futurs. Impossible de s'enfoncer dans l'existant, de se boucher les yeux et de subir cette simple minute, de s'aveugler sur demain. D'avance et d'un seul coup la solitude de 30 années m'écrasait. Alors je courais auprès d'elle pour la revoir, la flairer, l'entendre, et me remplir d'une ultime présence.
Peu à peu le monde s'est rétracté autour de moi. Plus rien à cette heure ne peut exciter mon attention ou mon intérêt. Occupations et préoccupations se sont détachées comme un manteau, je suis devenu insensible à tout hors l'essentiel. Je me ferme sur l'unique plaie. Alentour les autres continuent à s'agiter, obsédés chacun par son souci. Jamais éprouvé à ce point l'épaisseur d'autrui. Tous emmurés vivants dans leurs existences. J'aurais eu besoin d'une main vraiment ouverte, d'une conscience accueillante et non seulement d'une parole vaine de consolation glanée de çà de là. Mais tous ils sont fermés, compacts, durs : et nous sommes seuls au monde avec notre peine.
Désormais la peine d'autrui, je crois que j'y serai mieux sensible. Je verrai le dessous, tout ce monde d'angoisses qu'on n'exprime jamais, qu'on ne peut dire aux autres. Averti, je lirai dans leurs regards et je serai leur frère. Nous aurons passé par les mêmes épreuves : je saurai ce qu'il y a dans leur silence, dans leurs yeux qui se détournent, dans cet accablement que traversent des éclairs de peur. Je saurai tout ce qui se révèle dans la retombée impuissante des épaules, et même dans ce sourire las, dans ce merci à fleur de lèvres qu'on jette au bon Samaritain parce qu'on renonce décidément à lui ouvrir les portes de son enfer. J'ai vu de près l'épouvante qui se creuse sous toutes nos vies, l’épouvante souterraine et terrifiante que le destin subitement révèle sur la route coutumière, dans le paysage familier. Et l'on ne sait plus si le paysage quotidien n'est pas un rêve et si ce n'est pas l'épouvante qui seule est vraie. C'est sur elle que repose tout le reste, sur elle que jouent les heures de la vie légère, que se pose la passagère bicoque du bonheur.
Il semble que jamais plus désormais nous ne retrouverons la joie dansante de notre jeunesse. Nous connaissons maintenant l'envers du décor et il est horrible : du sang et des larmes et cette immense pourriture où tout se perd. Triomphe passager que la vie. C'est la mort qui subsiste.
Pour avoir aperçu son ombre entre nous deux, pour avoir pressenti la nuit toujours présente qui nous environne à jamais, une ride demeurera, une faille d'amertume, une inquiétude rongeuse au cœur de toutes nos joies, une tache dans notre soleil, une tristesse qu'aucune lumière ne saurait réduire, dévorer. Mûrir, dit-on, c'est mieux connaître la vie. N’est-ce pas plutôt découvrir la mort ?
*
* *
Ce n'était point fini. Il y a maintenant un mois que je mène une vie frénétique. Avec le calme à demi revenu monte en moi ce soir une lourde vague de lassitude, une sorte d’écœurement. Ce qu'on appelle être cafardeux. Et pourtant je devrais être tellement heureux. En repassant hier au tournant de la route, je songeais à cet après-midi de l'analyse quand je descendais angoissé vers la ville et que j'ai surpris en cet endroit l'envol d'un papillon sous ma roue. L'avenir était sinistre. J'étouffais. Je sentais sur ma gorge la poigne du malheur. Je vois encore ce papillon couleur de lait, il emportait dans ses ailes la palpitation de toute la vie. Il s'envolait et moi j'avais l'impression de m’engloutir. Il montait vers la lumière et je descendais dans ma nuit. Quand je songe à cette minute là, il me faut m'agenouiller pour dire merci : l'espoir s'est posé sur notre nid. Nous sommes au temps inquiet mais béni de la convalescence, aux crèmes, aux soufflés, aux laits de poule, aux réveils roses dans un sourire…
Hélas, à mesure que l'angoisse immédiate s'estompait tous les ennuis qui m'assaillent ont repris leur bourdonnement. L'horizon sans orage reste morne. Le faix des jours s'est fait plus lourd à mesure que l'énervement se détendait.
Ingratitude ! Songe à cette consultation tragique quand on décida de la conduire à l'hôpital. Ces consolations forcées que je lui prodiguais, tandis qu'elle sanglotait dans son lit. Et moi je me détournais pour pleurer. L’ambulance. Et son pauvre corps brûlant, haletant; et ses yeux désemparés quand les bébés lui dirent adieu. Peut être leur dernier regard. Je m’absorbais dans la minute. Penser m’était intolérable. Puis ce retour solitaire à la maison. J'avais l’impression de l'avoir perdue ; je m'en voulais de l'abandonner ainsi à des soins étrangers, de n'être pas toute cette nuit là près d'elle. Les torturantes minutes qui précédaient chaque fois la visite quotidienne quand depuis douze heures je ne savais plus rien d'elle. Longtemps je tournais et retournais les confidences laconiques du docteur essayant d'en tirer des motifs d'espoir. Puis rentrant à la maison, je trouvais des enfants inconscients, tout rieurs, et qui n'avaient rien compris.
Solitude, Huit jours de cette vie absurde, morne passivité piquée de subits éclairs de peur. Jusqu'au matin radieux où un sourire d'elle me révéla qu'elle guérissait.
Ensuite, le retour. Les enfants tous présents à l'arrivée de l’ambulance, des fleurs à la main. Jean-Pierre, grave comme d'habitude, promenant ses grands yeux sur l'auto, sur maman, sur l'infirmier. Michel trépignant et Odile poussant des cris aigus. Puis dans le grand lit vêtu de neuf, une malade rajeunie, paisible, épanouie. Tout ce qu'il faut pour retrouver ces longues causeries que notre vie trépidante avait exclues, où l'on se retrouve, où l'on se promène, où l'on s'assied aux bons endroits, où s'insèrent les beaux silences coupés d'un sourire, où s'étreignent les regards, où l'on sent se détendre le rythme des choses.
Mais à peine la griffe s'était-elle un peu desserrée que Michel tombait malade. Et ce furent encore des craintes et des fatigues, des visites de docteurs et le sombre cortège des gouttes, des enveloppements, des potions… Il y a des jours que je ne crois pas avoir vécus, jours brûlés comme feu de paille, jetés dans la gueule du temps par pelletées, incolores, sans saveur, durs comme des cailloux ; jours où l'on reste sans prise sur le tourbillon qui vous entraîne, si rapides qu'on n'a pas le temps de prendre pied à l'intérieur, évanouis avant qu'on ait eu le temps d'ouvrir les yeux. Il ne me reste que le souvenir des soirs où, la maison enfin endormie, j'essayais de me ressaisir, concentré sur ma pipe, symbole de la vie régulière et paisible d'autrefois. Mais ivre de sommeil, je plongeais bientôt dans l'inconscience.
Voilà ce que la vie a fait de moi. J'habille et déshabille, lave et borde, coiffe et prépare des bouillies. Je range du linge, administre des tickets, fais les courses. Au milieu de tout cela il faut faire passer la vie professionnelle : quel chaos et quelle cohue ! Où est la fin de l'épreuve ? Et pourquoi en suis-je arrivé là ? Pas à chercher loin : c'est parce que j'ai des enfants. Voilà la calamité originelle. Voilà ce qui pèse sur notre existence et explique notre détresse. Sans eux tout restait simple, facile à résoudre. D’abord elle ne se serait pas tuée à la besogne et ne serait pas malade à l'heure actuelle. J'aurais le temps de voir et recevoir des amis, de sortir comme l'on dit et de mener une vie normale.
Les enfants nous ont rejetés dans l'anormal.
Tout depuis est devenu difficile : nous haletons.
Et le monde s'est détourné de nous.
Nous voilà désormais intransportables. Notre budget s'est tendu à rompre. La maison est un lieu d’énervement. On n'ose plus nous inviter et nous ne pouvons inviter personne. Nos moindres maladies sont des catastrophes et le plus clair de notre temps, le temps de nos loisirs, tout le luxe nécessaire à la vie, nous est dévoré minute par minute, inexorablement et sans un jour de relâche. Il n'est plus de dimanche pour nous depuis trois ans. Et je comprends que pour ceux qui ne sont pas prêts à tout subir, les enfants soient une calamité. On s'étonne même qu'il y en ait encore parmi nous !
Je comprends mieux maintenant ceux qui livrent leurs enfants aux institutions publiques ou privées pour s'en remettre à d'autres du soin de les élever. Je ne m'indigne plus. Oui, je les comprends : las de cette lutte sans trêve, ils se sont résignés. On ne peut se battre sur plusieurs fronts. On ne peut mener à la fois sa tâche d'homme et sa tâche de père. Le monde moderne s'y refuse. La vie s'y est faite trop difficile, trop avare. Il n'y a plus de maisons, de jardins, de servantes, d'abondantes tablées. Il faut tout faire soi-même et l'on s'use à ces choses ingrates, stupides, infernales comme le tonneau des Danaïdes. On s'use, on s'énerve et finalement on bâcle tout. Rien n'est soigné, fini, parfait : tout souffre et même l'éducation ou simplement la formation physique des enfants. Souviens-toi de cette jeune étudiante à Moscou qui déclarait sans aucun remords et sans regret avoir confié ses enfants aux organismes de l’Etat : je ne suis pas une nurse, disait-elle, je suis une intellectuelle et les enfants se trouvent bien mieux aux mains des spécialistes. Qui sait ? Quand je vois Jean-Pierre errer tout le jour sans surveillance, vivre à sa guise, sans qu'on trouve une minute pour lui apprendre à lire ou même à jouer, je me demande s'il ne serait pas mieux avec d'autres enfants dans quelque établissement salubre de Savoie. Je me demande… si par la force même des choses les familles les plus résistantes ne finiront point par se désagréger, par s'apercevoir que le monde actuel qui n'est plus fait pour elles, les éjecte ou les laisse lentement mourir, haletantes dans un dénuement physique et moral. Les enfants s’en iront dans ces paradis collectifs, que j'imagine luxueusement installés pour cultiver la bête humaine, aérés, propres, pourvus de tous les accessoires de la puériculture et de la pédagogie moderne. Là-bas sans nul doute, ils seront heureux comme les poussins de couveuses. Ils seront même plus beaux et mieux portants et, qui sait, mieux élevés.
Je m'interroge en cette heure de désarroi : la chaleur du nid n'est-elle après tout qu'une superstition comme tant d'autres ? Et les enfants des hommes peuvent-ils s'élever en série comme les larves des insectes ? Pourquoi s'obstiner à défendre des formes de vie devenues impraticables et que la réalité semble condamner ?
Mais voici que la nuit s'avance. La maison est bien silencieuse. Je vais aller sur la pointe des pieds vérifier si Odile ne s'est pas découverte, si Jean-Pierre est endormi, si Michel est tranquille. Et toutes ces pensées mauvaises me quitteront à l'instant, je prendrai cette page en horreur quand j'aurai seulement revu mes bébés endormis dans leurs berceaux. Egoïsme ! dira-t-on encore. Serait-ce pour je ne sais quelle satisfaction suspecte que nous sacrifions notre liberté ? Quel paradoxe ! Est-ce pour le plaisir qu'ils me procurent que je les garde près de moi ? Autant dire, que par égoïsme certains hommes entrent au cloître et je me demande bien si l'égoïsme n'est pas plutôt chez ceux d'en face, ceux qui casent quelque part leur embarrassante progéniture.
Non, disons plutôt que j'obéis à la pesée des générations, à la loi non écrite qui me vient de mon sang et qu'ont pratiquée tous ceux de ma race. Je n'ai aucun mérite : je suis une impulsion, celle de la tradition. Agir autrement, me révolter, ce serait me nier moi-même, détruire ce qui me constitue, fondre le ciment qui m'a saisi. C'est dans cette conduite seule que je m'accomplis, faisant porter fruit aux semences déposées en moi, transmutant mes servitudes et mes limitations en points d'appui et en socles solides. La conduite inverse marquerait en moi le triomphe capricieux d'une idée ou plutôt d'une idéologie. Ce serait me perdre moi-même, moi réel, en faveur d'un fantôme. Je ne suis pas libre d'avoir la conduite que m'offre mon caprice ou le hasard. N'importe quelle plante ne pousse pas sur n'importe quel terrain, n'importe quelle idée ne germe pas sur n'importe quelle âme : il y faut une préparation et parfois une serre chaude. Je suis voué à la famille selon la mode ancienne : je m'épuiserai à suivre une réalité qui peut être n'est plus qu'un rêve, mais que je sens en moi comme l'exigence même de ma nature. Envers et contre tout je maintiendrai.
*
* *
Sur la feuille de température chaque jour l'oscillation décroît. Elle respire mieux, ses traits s'adoucissent. Elle prête l'oreille aux bruits de la maison et sa présence commence à se manifester. Les livres qu'elle lit sont déjà plus sérieux ; nous reparlons de questions générales et recommençons à faire des projets : la vie reflue. Seigneur qui nous l'avait rendue, soyez béni. Les enfants qui n'auront rien su de nos angoisses ne sauront pas vous remercier. Pour eux je vous rends grâces : vous pouviez nous l'enlever et déjà nous désespérions, déjà l'ombre mordait sur elle, déjà je la sentais s'éloigner vers ces pays redoutables où nous ne serions pas. Déjà l'un et l'autre nous croyions ressentir le froid de l'absence éternelle. Vous nous l'avez rendue, épuisée mais vivante, pâlie mais chaude et palpitante. Nous pourrons longtemps encore reposer nos yeux sur les siens, écouter sa voix, caresser ses cheveux : elle est là, elle, l'unique ! Elle dont aucun être au monde ne pouvait tenir la place, la maman de Jean-Pierre, de Michel, d'Odile et bientôt de François, la mère des beaux enfants, celle qui prodigue la vie et ensuite qui donne le bonheur de vivre.
Les enfants de nouveau peuvent se rouler sur son lit le soir et de nouveau on peut entendre au matin Odile converser avec sa maman : des bruits incohérents faits de ronrons, de jappements mêlés de subits cris de triomphe et qu'interrompent les caresses et les douces choses qui roucoulent dans les lèvres bénies. Les réveils de nouveau sont autant d'aurores joyeuses, d'une tendresse toujours neuve, levers de soleil sur des âmes apaisées. Je songe que ce même lit naguère nous paraissait sinistre avec ses couvertures qui se creusaient autour des jambes, ses blancheurs glacées. Il a suffi d'un renouveau de vie pour que le printemps entre dans cette chambre avec le parfum des seringas et le reflet dansant de la mer.
*
* *
L'heure du Te Deum !
J'ai redécouvert l'autre jour le cantique de Nicetas[23]. Malgré tous les ajouts dont les siècles l'ont truffé, quel hymne grandiose ! J'imagine l'état d'âme de Nicetas lorsqu'il en jeta les premières mesures, ce prélude formidable où fuse toute l'adoration du monde, j'essaie de retrouver cet élan ascendant qui culmine au Sanctus : d'abord l'affirmation simple, je dirai presque paisible tant cela va de soi, Te Deum laudamus. Immédiatement suit la génuflexion du sujet devant son roi, le geste d'obédience et de soumission : te dominum confitemur. Nous n'avons pas encore dépassé l'adoration biblique, celle des prophètes et des psaumes.
Mais voici venir d'un seul tenant le cri de réponse du second chœur qui couvre presque le premier et le dépasse de toute la taille du Christianisme : Se aeternum Patrem omnis terra veneratur. Les lourdes syllabes se détachent comme un roulement où domine tout-à-coup ce nom charnel, ce nom si doux que l'humanité rédimée donne au vrai Dieu : notre Père ! Mais ce n'est pas l'humanité seule qui se prosterne devant le Père, c'est la terre entière dont le poète interprète 1’adoration : comme Claudel, il se fait le prêtre de l'univers. Par lui s'exprime le chant du monde et jusqu'à cet hymne des astres que présentait Pythagore, qui dans les solitudes glacées de la nuit transportent une étincelle du feu de Dieu.
Toute la création courbée devant son auteur, mais avec la confiance et le sourire d'un enfant, d'un enfant qui ne désespère pas de se faire encore bercer comme autrefois, d'un enfant qui n'est pas orphelin.
La chaleur de Dieu dans nos âmes, sur nos visages, dans le parfum des fleurs, dans la caresse du vent et jusque dans nos détresses et dans nos abandons. Pourquoi vouloir faire du monde cet orphelinat glacé, cette couveuse artificielle et des hommes ces orphelins sans amour, sans appui et bientôt révoltés. Comme des enfants de leur père nous avons besoin de Dieu ; notre exil devient intenable si nous ne devinons pas en nous, autour de nous, sa miséricordieuse et douce présence, si nous ne pouvons nous abandonner à sa volonté avec l'espoir de la rencontre éternelle. Sans lui, la terre est strictement inhabitable à l'homme et notre cœur ne trouve qu'en lui son repos.
Nicetas est désormais lancé. De la terre il s'élève maintenant aux puissances invisibles, à toutes ces autres créatures de Dieu, plus belles et plus précieuses que les êtres de chair et qui peuplent le ciel. Sur le rythme des litanies il entonne :
Tibi omnes
Angeli, tibi Coeli et universae potestates Tibi Cherubin et Seraphim
incessabili voce proclamat Sanetua : Sanctus, Sanctus Dominus Deus
Sabaoth…
Echos bibliques, sonorités hébraïques, superlatifs ternaires : c'est du temple de Jérusalem, du génie des fils d'Aaron que noue vient cette puissante et glorieuse invocation, empruntée à la liturgie de la messe.
En face de ces résonnances de l'Ancien Testament, Nicetas anime l'innombrable chœur des voix chrétiennes :
Te gloriosus
Apostolorum chorus
Te martyrum
candidatus laudat exercitus
Te per orbem
terrarum sancta confitetur Ecclesia
Patrem immensae majestatis.
Cette éclatante clausule marque la fin du chant d'adoration. On songe au Dies Irae : Rex tremendae majestatis. Mais quelle différence de ton ! La terreur du Dies Irae n'aperçoit que le maître tout puissant, celui qui fait trembler. Le Dies Irae nous écrase à ses pieds, nous laisse la voix blanche, peureux et suppliants de cette grande peur du XIV siècle si étrange dans la bouche du franciscain qu'était Thomas de Celano.
Le Te Deum est d'un autre esprit. Plus chrétien, moins oriental, Et le premier chœur, après avoir prononcé le mot patrem, s'arrête, semble méditer, écoute se prolonger sous les voûtes le mot de tendresse, tandis que le second chœur recouvre la paternité divine du triomphal éclat du monarque universel : immensae majestatis.
Il faut avoir senti vibrer ce chant dans la pierre de Chartres, l'avoir vu monter comme une flamme des prophètes farouches, noir et or, sur les vitraux de la nef jusqu'aux apôtres perchés sur leurs épaules, jusqu’aux voûtes confuses d’où il retombe en langues de feu sur la foule. Il faut s'être laissé bercé par le balancement du chœur pareil à un roulis sur l'océan, avoir senti passer ce souffle de puissance par rafales dans son cœur pour deviner de loin, confusément, ce que dut être l'adoration des saints.
Pour moi, j'ai entrepris de dire cet hymne chaque jour au lever. Ce sera mon humble façon de dire merci. Face au soleil levant et les yeux sur la mer je ne puis que le murmurer tout bas. Mais il m'a semblé parfois que je n'étais pas seul, la beauté du monde dans mes yeux me donne la réplique. Et quand je prononce un verset, j'entends au fond de moi et dans la clarté qui m'environne et descendant du ciel et montant de la mer une réponse recueillie comme d'un chœur.
*
* *
Surprise en revenant de soigner les poules : le seringa est tout en fleurs. Le printemps est venu sans que je m'en aperçoive et maintenant que j'ai le loisir d'ouvrir les yeux, je trouve un jardin tout changé. Les fèves sont mûres et les grosses cosses phalliques luisent au soleil, prêtes pour la cueillette. Les pois, faute de soins, s'étiolent et les artichauts sont misérables : je vais pouvoir désormais leur venir en aide. Mais la vigne, elle, n'a besoin de personne pour pousser de vigoureux sarments. Les grappes de boutons pleins de promesses, encore couverts de duvet : la vendange déjà s'annonce au cœur du printemps. A la prochaine lune je sèmerai les haricots. Cette vie de la terre m'enracine et m'apaise. J'ai l'impression de m'accorder à un grand rythme universel dans lequel je me repose et m'oublie, où je me simplifie jusqu'à coïncider avec la naïveté des choses. Toute la patience du monde pareille à un lac de paix. Ce scarabée endormi dans l'or d’une pâquerette, tout abandonné à la caresse du soleil, et qui suit sans révolte le cours du temps comme une poussière dans les eaux du fleuve. Cette confiance pacifique et peut-être cette attente : la nature en ce brillant matin comme un oui devant Dieu. Et moi je sentais ce oui se former en moi et je le murmurais doucement en regardant machinalement une mousse jaune sur le tronc rabougri de la vieille verveine : fiat voluntas tua ! Je ne l'ai jamais prononcé avec tant de confiance. J'étais comme la pierre qui tombe, l'oiseau qui s'envole ou l'homme qui sème. Mais librement, dans un élan d'amour, je disais mon acceptation et qu'il est bon de présenter sa voile aux souffles de Dieu.
Jour de Victoire. Ma joie serait sans mélange si tant de menaces ne pesaient sur l'Europe. Ce jcur, nous l'avons trop longtemps désiré. Il arrive tard, si tard que la France peut à peine lui sourire dans sa détresse. Une épaisse ivresse emporte en bas la foule : j'entends d'ici monter l'écho de la bacchanale. Mais tant de ruines, tant de souffrances, tant d'inguérissables plaies m'accablent ! La France continue à perdre du sang ; je n'aperçois guère les prodromes de sa convalescence. Trop de choses me heurtent et m'irritent. Je cherche ma patrie. Et dans cette foule hurlante, où les cris de haine se mêlent aux accents de la joie, je ne la retrouve plus. La douleur, l'excès de douleur a enlaidi son visage et vieilli ses traits, je ne reconnais plus la France. Son corps est toujours là, son ciel, ses oiseaux, ses douces campagnes, mais son cœur ? Le boche l'aurait-il empoisonné à ce point qu'il ne puisse plus se ranimer ? Ces hommes que je rencontre autour de moi, haineux, avides de vêpres sanglantes, au fond cruels et s'ils se déchaînaient, dignes sans doute de leurs persécuteurs, ces hommes sont-ils français ? Voilà l'inguérissable plaie que laisse en s'enfuyant l'envahisseur : le poison versé dans nos veines, qui saura nous en défaire ?
*
* *
Vague de chaud. La mer reflète comme un miroir, grise de chaleur, morne sous un ciel laiteux. Pas un souffle. La fièvre du soleil va faner brusquement les fleurs et les rocs vont reparaître dans leur nudité. On va se calfeutrer dans le jour blond des jalousies comme les lézards à l'ombre des cailloux et l'on hésitera à traverser le jardin à midi pour porter le grain aux poules. Que dire de ces retours étouffants de la ville quand le mirage des toits tremble autour de vous, que dire de ces lourdes après-dinées quand tous s'assoupissent en classe et que traînent les minutes… C'est l'été.
Moi aussi je traîne sa vie. A bout de patience. Cette guérison, quel chaos d'incertitudes, d'espoirs, d'appréhensions… Et l'énervement de cette maison, devenu chronique, comme une maladie.
Oui quelque chose de morbide s'est installé chez nous. Jean-Pierre est au lit ; d'ici je l'entends tousser et sa toux me fait mal. Cet enfant est trop délicat. Quelle maladie nous prépare-t-il ? Odile, Michel, je n'ai pas le temps de m'occuper d'eux, de les sortir, de leur faire découvrir les choses. Ils poussent en sauvageons. Tout est malade ici depuis que leur maman s'est couchée. Les vêtements éclatent, les boutons sautent, les assiettes cassent, les vitres sont sales, le linge traîne : c'est un naufrage. Et la mer monte toujours. Et cependant malgré mes efforts, Michel est trop vêtu, Odile est sale, Jean-Pierre prend froid. L'un ne mange pas assez, l'autre trop et quand je rentre à la maison, c'est pour entendre chaque fois une litanie de catastrophes. Ou bien ce sont les poules qui ont avalé des arêtes et risquent une perforation, ou bien c'est le sac de farine qui s'est répandu dans le lac qu'a formé la glacière en débordant et jusqu'à l'accident classique de la salière que j'ai consciencieusement remplie de sucre en poudre. La baignoire est bouchée mais le robinet à côté laisse couler des larmes. Quand il s'agit de vêtements c'est plus grave car le mal est sans remède.
Tout cela n'est que jeu auprès des courses abrutissantes quoique variées que suppose le ravitaillement d'une grande malade et d'une nichée de six personnes dont deux sont étrangères au nid et doivent être en plus dirigées et contrôlées. Si bien que pour vivre le temps me manque. Je ne songe même plus à organiser une excursion, à projeter un plan de travail, à entreprendre une étude. Tout passe au laminoir de l'indispensable, rien ne subsiste de ce qui fait pétiller la vie. Chaque jour se succède avec sa charge professionnelle accoutumée à laquelle s'ajoutent ces mille riens qui sont autant de minutes perdues. Et cependant je halète sous le poids d'une dépense démesurée où tout relève de l'urgence absolue et qui semble se rire de mes ressources.
Le problème de survivre est sans solution : il faut attendre qu’un vent meilleur redresse notre coque échouée. Il faut, parmi les cris d'enfants, dans l'usure quotidienne matérielle et morale, presque dans le dénuement, sans repos ni relâche, sans une heure de vraie détente, poursuivre sur le roc dénudé et brûlant de soleil notre route difficile et sans gloire. Humblement, mais avec confiance. Avec l'espoir qu'un jour l'amour triomphant allégera le fardeau, qu'un jour nous serons si heureux avec nos garçons et notre petite fille, avec cet inconnu que la vie chaque matin rapproche de nous. Si heureux que devant la moisson, tout ce labourage sortira de notre mémoire comme un mauvais rêve. Tous ces cailloux, il faut les repousser patiemment, un à un. Je sens déjà dans les guérets la caresse des épis mûrs, quand cette flamme d'amour futur, cette flamme enfin claire et brillante aura triomphé du bois vert et de l'acre sève.
Je rêve depuis toujours d'une maison à moi où je bâtirais à ma guise le pigeonnier, l'atelier, la serre, le rucher, où je pourrais sans heurter les sentiments du propriétaire donner libre cours à ma fantaisie. Qui sait si l'impossible maison n'existe pas déjà ? Elle n'est ni en pierres ni en ciment : c'est une maison d'âmes que nous avons bâtie avant l'autre, qui n'est pas moins belle et qui peut-être était plus difficile à réussir,
La maison dont elle est la pierre d'angle ou la clef de voûte, celle dont les bébés sont les murs et que de toutes mes forces je tâche de protéger des vents mauvais ; celle qui, à cette heure, comme tant de maisons de pierres hélas, porte des éraflures mais que notre courage chaque jour aide à rebâtir ; cette maison là, il dépend de nous qu'elle soit plaisante et bien tenue et qu'elle porte notre marque. Serions-nous logés dans une bicoque au centre d'un faubourg, la maison intérieure, n'est-ce pas, resterait toujours là et nous la disposerions selon nos goûts.
J'ai sous les yeux le plus beau des horizons, La rade, dans le soir qui tombe, a des reflets mauves d'améthyste, puis de rubis. Pourtant, je le sens bien, et c'est la vérité : là n'est pas le bonheur. Il est dans la joie de nous aimer et de nous donner tout entiers l'un à l'autre par ce que nous avons de meilleur, tout le reste n'apporte que l'amusement du décor.
Il faut que nous puissions nous détacher de toutes les choses ambiantes, Notre communauté n'est pas liée à un cadre, les difficultés du moment ne doivent que souligner notre dépendance réciproque et resserrer notre union. Plus qu'à Iseut, plus qu'à Tristan, s'appliquent à nous les jolis vers de Marie de France :
Belle amie
ainsi va de nous
Ni vous sans moi ni moi
sans vous.
Pour avoir un jour cru que vous alliez nous quitter belle amie, pour avoir un instant senti se distendre notre lien, il m'a semblé que j'entrais, vivant, dans la nuit.
Pour nous, l'un sans l'autre, il n'est plus d'espérance. Il y a huit ans, nous vivions encore inconnus, poursuivant à part nos rêves et nos destins. Il y a sept ans par derrière notre jeune amitié, vingt-cinq années d'enfance et d'adolescence nous séparaient encore, vingt-cinq années inconnaissables et perdues l'un pour l'autre. Il y a six ans une promesse, la fragilité d'une promesse humaine nous unissait, tout gauches d'être à la fois si près et si loin, inquiets de tout cet inconnu que nous portions en nous et qu'il allait falloir découvrir et explorer lentement, presque découragés par tout ce qui nous séparait encore. Puis, il y a cinq ans, ce berceau brusquement faisait de nous un seul être. Ces vingt-cinq ans l'un sans l'autre ont disparu comme un continent englouti : nous avons abordé des terres où il n’y a plus ni toi ni soi mais seulement « nous deux ».
Sans effort notre union a pris la densité massive d'un absolu aussi évident à nos yeux qu'aux yeux des bébés, aussi indissoluble que le sont nos deux images dans le cœur de Jean-Pierre ou de Michel. Nous voilà, belle amie, pour le meilleur et pour le pire à jamais liés l'un à l'autre. Le regrettons-nous ?
*
* *
Non décidément je ne dirai mot de tout ce qui m'embarrasse le cœur. Trop d'ennuis dont l'aveu lassant est une faiblesse ! Une sottise aussi car c'est en renforcer l’écœurante conscience. Je sais qu'il n’y a de délivrance que dans l'oubli : c'est cela que je cherche ici et non la morose contemplation de mes peines. Ne pensons plus à cette fatale colonne de mercure, à ce livre de comptes, au congé du propriétaire, pour ne citer que les gros premiers plans. Ne parlons surtout pas de la sèche poussière où je m'ensable, de l'exaspérante piqûre des petites choses.
Il y a l'odeur blonde de la vigne. La vigne est en fleurs. Pendant quinze jours son haleine va monter discrètement jusqu'à ma fenêtre, comme le parfum même du printemps.
J'ai vu hier la première luciole dans les fourrés de lentisque au fond du cagnard.
Les pois se gonflent dans leurs cosses. Les haricots ont germé; la terre éclate sous la pesée de leurs petites ailes. Le seringa envoie son dernier baiser avant de mourir dans l'étreinte du soleil. Une des poules s'est mise à couver et demain je ferai commencer pour de bon sa maternité. J'ai mis des cyprins dans le bassin pour la joie de Michel. Et pour la première fois depuis plus d'un mois, elle est descendue déjeuner avec nous… Pendant que j'écris ces lignes dans le crépuscule, un loriot sur la gouttière s'est mis à chanter, chose rare à cette heure du jour généralement consacrée au chœur des grenouilles. J'imagine qu'il lui a pris un subit accès d'irrépressible joie. J'écoute la plume en l'air cette allégresse sur le toit.
Confiance, confiance, confiance dans l'azur.
*
* *
Soir d'une brûlante ventée de mistral. Cela s'apaise dans le chant des grenouilles. Mais l'air reste sec, électrique, je suis affreusement las de cette journée de vacances consacrée à des courses nécessaires et sans beauté. La saison est toujours lourde à porter et je ne vois pas la fin de cette pierraille. Je sens que je m'épuise à faire rouler une trop pesante machine. Elle n'est pas là pour m’aider, elle n'est plus là entre la réalité fine, le grain grenu du réel quotidien et moi. Au fond elle me protégeait de cet assaut. C'est elle qui recevait la claque des petites vagues et moi je me bornais à affronter les lames. Maintenant que je suis seul à faire le sillage, les gouttelettes me troublent la vue. Je n'avais pas conscience de cette protection. Je m'aperçois de tout ce qu'elle écopait dans le remous du coutumier. Sa tâche humble était mille fois plus ingrate que la mienne, de quoi exaspérer toutes les patiences : le poudroiement des petites choses m'éblouit à tel point que le soir, le calme extérieur revenu, j'ai les yeux de l'esprit tout engourdis et je ne puis plus me remettre aux œuvres qui en valent la peine. L'éphémère a eu raison de moi.
Une femme assure avec aisance le cours de ces choses simples et multiples. Une femme a des grâces spéciales… Oui ! Mais comme on a vite fait de dire cela avec un sourire gentil. Il en est qui se tuent à cette tâche de Pénélope, qui moralement s'abrutissent et pour toutes c'est humainement un lourd handicap qu'un ménage à diriger. On rit d'Eve la bonne ménagère. Péguy par instants s'impatiente contre sa minutie. On est dur pour ces êtres dont toute la vie s'écoule entre un balai, un chiffon et une poudre à faire reluire. Je suis maintenant certain que c'est à ces sacrifiées que nous devons quelques-unes des valeurs de notre civilisation. Quand la femme forte n'est plus à la tête de sa maison, son mari a beau faire c'est à court terme le désordre, l'à peu près, l'usure, la bohème. Le foyer se rapproche du taudis, puis de la tente et bientôt de la caverne où seules sont assurées tant bien que mal les fonctions essentielles.
La gardienne du foyer est bien plus que cela ? Chez nous, elle est gardienne de la Maison française, de ce complexe de délicatesses, de vénérable tradition, de vie heureuse épanouie dans l'ordre, de la poésie même parfois qui peut émaner d’un beau ménage français qui vit. Et ces rites de la famille, cible facile des non-conformistes, jouent un rôle essentiel dans notre sauvegarde. Des plus humbles aux plus élevées toutes les fonctions s'y déploient selon un style de noblesse, un ordre régulier qui n'exclut pas le goût et quelque fantaisie. C'est sur ce soubassement stable que peuvent s'ériger l'art et la spéculation ; c'est sur cet immédiat solidement acquis que peuvent ensuite se donner carrière les saillies de l'individualisme, elles sont garanties de toute vulgarité, de toute chute dans la grossièreté. L'originalité ne se joue que sur fond de conformisme comme un luxe, comme une délicatesse même de l'ordre sous peine de n'être qu'un instinct sans qualité. Quand Eve range et classe, économise et compte, ne nous hâtons pas de hausser les épaules. C'est sur sa millénaire patience que se fonde notre liberté. Nous lui devons ce loisir, cette stabilité, cette liberté d’esprit qui permettaient à Montaigne de lire dans sa tour. Elle rend à l’esprit ce service de rendre l’esprit possible.
*
* *
Panier de fleurs : ce matin le rythme de ces deux corps de jeunes filles sur un tandem. Ce soir en revenant de Valbonne, l'ombre sur le pré de cette haute muraille de peupliers, démesurée comme sur les sanguines de Fragonard. A midi le mistral en poupe, toutes les poussières volant à mes côtés et jusqu'à l'horizon une lumière jaunâtre. Les oliviers blanchis par le vent comme une écume. Et pour finir, entrevue à l'instant, Odile, toute recroquevillée, qui riait en dormant. Mais non, ce n'est pas fini et voici, par brassées, les petites fleurs cachées sous l'herbe, le sourire du matin, le déjeuner de cerises noires sur l'arbre, le sable des bébés, la confiance de 1’équipe dramatique toute bourdonnante de projets, 1’exubérance du moteur dans le vent. A mesure que la santé revient à la maison, que ses yeux à elle, ses propos et ses mains s'animent voici qu'à nouveau je prête l'oreille au monde et je lui rouvre les yeux.
*
* *
Ce qui distingue le poète, plus peut-être que sa puissance créatrice, c'est sa faculté d'absorption du monde extérieur, sa réceptivité aux impressions. Tantôt mon regard glisse sur les choses, intéressé à leur seule utilité, regard distant et comme absent et tantôt le voilà qui se pose, s'arrête, s'anime du dedans et se met à contempler. Et le monde brusquement me pénètre, cette tuile qui danse dans le soleil, le bond du loriot sous la fenêtre, le vol incertain de ce papillon… toutes ces notes que je n'écoutais pas. N'est-ce pas la plus noble mission des artistes qu'ils nous enseignent à palper la création, à l'entendre, à la contempler ? Elle vit dans leurs oeuvres avec une telle intensité que notre indifférence coutumière doit céder. Mais si nous avions comme eux le goût des choses et des hommes, ce bel appétit de réalité, cette voracité juvénile des peintres, des romanciers, des sculpteurs, peut-être connaîtrions-nous dans la vie la plus humble de vrais plaisirs d'art. L'art est cette communion avec le monde qui nous manque tellement aujourd'hui. Il nous faut passer par ses créations pour retrouver les choses dans leur intégrité. Chateaubriand nous enseigne les clairs de lune, les nuages « si doux à l'œil qu'on croit ressentir leur mollesse et leur élasticité », Giono nous rend l'haleine des pinèdes comme Théocrite le chant des grenouilles dans le crépuscule d'automne. Ces gens-là nous aiguisent la faim, nous mettent en appétit. Et quand un jour, pris de folie, on s'avise de peindre ce petit nuage appuyé sur l'horizon, d'écouter le bruit du vent sous un pin, de savourer le parfum d'une clématite, c'est un monde qui se révèle aux sens attentifs, l'innombrable richesse de chaque chose créée où la contemplation éperdue se noie. A quoi bon se bâtir des songeries, se créer un monde magique alors que l'inépuisable merveille du présent s'offre à nous ? Quand les soucis du jour m'ont énervé, il me suffit un instant d'écouter, de voir, de sentir pour trouver le calme et renaître à la joie. Une joie de possession, celle d'un monde si beau qu'il paraît encore porter l'empreinte de son Dieu. Quoi de plus merveilleux qu'une prairie de printemps après l'ondée ?
*
* *
Tramontane. Une risée patine à travers la rade. Sourire, caprice et grâce. Fraîcheur du soir sous les pins.
Retour du camp de Rotery. Je viens encore de connaître pendant 8 jours l'exaltation de cette vie scout à quoi je dois sûrement les moments les plus profonds de ma vie. Ce fut de nouveau dans l'intimité des bois de mélèzes cette communion avec les choses, avec les hommes et avec Dieu qu'on ne trouve nulle part ailleurs. La grande fraternité juvénile du camp me fait mieux sentir mon isolement dans le monde : cette confiance totale, cette entraide silencieuse, cette chaîne d'âmes rivée autour du feu de camp, cette richesse d'être ensemble et d'être heureux ensemble. Richesse qu'on ne retrouve plus que là sous la toile des tentes. Souvenirs de veillées qui se superposent à d'autres plus anciens, de départs à l'aube pour un grand jour, de messes en plein vent au bord d'un lac ou sur une cime, l'autel rustique tout parfumé de génépi, intensité terrestre de cette vie. Intensité spirituelle aussi. Le mystère s'y accomplit sans cesse de cette spiritualisation du physique, de cette incarnation du spirituel qui est l'œuvre propre de l'homme, nostalgie de cet équilibre merveilleux : la prière jaillissante comme une source d'eau vive. Plus besoin de norias monotones, d'ennuyeuses puisées dans un lit desséché. La vie de l'âme affleure tout naturellement, transfigurant toutes choses. Les besognes du jour débouchent toutes sur une joie dansante qui trouve son accomplissement le soir quand une voix unanime monte de la clairière vers les premières étoiles.
Equilibre. Bonheur sain : pourquoi faut-il que cette vie soit une artificielle et brève vacance, une joie sans racine dans le réel et qu'au retour du camp on retombe si lourdement dans le terreux affaissement du quotidien ?
Est-il donc tellement impossible de soulever désormais la carapace de la vie réelle, d'y intégrer un peu de cette joie légère qui pétillait si aisément là-haut ? Hélas n'était-ce pas précisément le but du « Livre de Consolation » ?
Je retrouve ma vie poussiéreuse, brûlée. La tâche monotone de chaque jour brusquement m'apparaît dans toute sa légèreté spirituelle, vide comme une coque sur l'eau ; cette vie en apparence enracinée profond, lestée par la continuité des habitudes et le poids des bébés, ma vie est étrangement légère… huit jours de camp ont pesé plus lourd que huit mois de mon foyer. Il faudrait chaque matin reprendre de neuf cette oeuvre de spiritualisation, si proche de l'œuvre du poète, qui consiste à traverser tout le terrestre pour en faire jaillir le divin. Mes racines ne sont qu'apparentes, abstraites et c'est pourquoi ma vie ne me satisfait pas. Faire jaillir la source du rocher, c'est toute notre tâche ici-bas. Il est trop simple de puiser à une source, trop commode aussi de boire de çà de là aux fontaines du chemin. Nous avons chacun de nous notre désert dans le cœur qu'aucune eau étrangère ne saurait fertiliser : c'est notre oeuvre propre d'en faire « un paradis ». Mais il est des jours, hélas, où la source est bien profonde, bien cachée, où l'on désespère d'en trouver la fraîcheur, où le sable vous ensevelit !
J'ai quitté le pays des marmottes et des gentianes avant la fin du camp ; il fallait que je sois présent ici car la naissance approche. Déjà la valise de layette est prête, les vêtements, les chaussures, les langes qu'il ou qu'elle portera… Cet inconnu qui bientôt avec un grand cri s'installera pour toujours à mon foyer. Je ne sais pourquoi, je ne pense pas à lui, 1’acceptant comme une fatalité que je ne juge pas. Je ne suis même plus absolument sûr que cette naissance soit un bonheur, peut-on de nos jours être absolument heureux quand un enfant naît ? et naît en France ?
Mais voilà que je m'abandonne aux pensées desséchantes et c'est ainsi que je m’éloigne des sources. Peut-être avec beaucoup de silence, de ténacité et de foi les retrouverais-je. Mais peut-être suffit-il d’aller là-haut contempler un berceau vide tout paré de soie rose…
*
* *
Charme des soirées d'été. Tous réunis pour « prendre le frais » Une timide brise de terre allège la touffeur du jour. Le soleil disparaît derrière le Cheiron dans une brume rousse d'incendie. Les poussins reviennent vers leur nid et picorent au passage presque dans les mains de Jean-pierre. On entend le filet d'eau qui coule dans les haricots. Michel taquine le lapin en lui soufflant dans les oreilles. Odile sur les genoux de sa maman, déjà vêtue de sa longue chemise de nuit, bat des mains au passage des hirondelles. Elle a une affection spéciale pour la lune et s'exaspère quand l'astre manque au rendez-vous du soir. J'abandonne mon livre et me laisse pénétrer de cette douceur qui semble pleuvoir du ciel.
*
* *
Trois enfants blancs, blonds de lumière, m'attendaient sous le chêne vert en m'appelant de loin à grands cris. Jeunesse de ma vie !…
*
* *
Détente ? ou paresse ! Dans le bourdon des mouches je m'abandonne, la vie me tire doucement au fil des minutes, comme un courant d'eau calme ? Nausée du livre et de toute persévérance. Nausée de toute pensée suivie. Nausée de tout travail. Mais aigreur au même instant de ne rien faire et de laisser se creuser, vide, la poche du temps. Dégoût de l'aurore et du désœuvrement : l'une empêche la jouissance et l'autre l'impuissance. Agir et ne pas agir : même ennui et je traîne misérablement cette vide matinée sans muscles et sans nerfs. Quand le temps me harcèle, dans l'impératif de l'action, j'ai la nostalgie des longs loisirs. Ceux-ci surviennent-ils, toute activité cède d'un coup et je sombre tout étourdi dans le néant. Que ne puis-je réchauffer ces heures creuses, introduire dans ce silence quelque écho de la vie tumultueuse, inventer des activités de loisir pour entretenir un petit foyer de vie et d'intérêt. Mais cet effort même me coûte trop : à peine le courage de gratter ces lignes. L'excès d'agitation m'a fait perdre l'équilibre. Je passe sans transition du surmenage au sommeil éveillé. Je ne connais plus cet art du loisir studieux si cher aux anciens et dont nos monastères ont codifié les lois. Il y faut plus d'énergie qu'on ne pense, plus peut-être que n’en déploie cet agité que trop de soucis sollicitent du matin au soir et qui brûle ses heures jusqu'aux cendres. Il y faut de la discipline, de la persévérance et une juste appréciation de ses facultés.
Que de programmes de vacances trop ambitieux qu'aucun adolescent n'a jamais pu tenir. J'ai lu, il y a quelques années, la Règle Bénédictine ; il était trop tard : je n'ai pu qu'y goûter une nostalgie… Mais l'heure passe. Ecrire m'a renoué. Il faut tenter d'agir.
*
* *
Avant-hier, au crépuscule, devant la maison endormie : tous deux isolés comme autrefois sous notre grand pin. L'adagio du quinzième quatuor. Je voyais la mer, la mer calme et blonde ; sur le sable, en rêve, un enfant courait. La houle ourlait d'écume la plage, y dessinait de grandes dentelles mouvantes. Et l'enfant bondissait dans la lumière faisant gicler des étincelles. Sa joie dans l'immensité nue, sa joie dans l'air salé, sa joie capricieuse ; et la mer semblait porter l'enfant sur un tapis de soleil. Toute la mer silencieuse et la grande plage déserte jusqu'à l'horizon. Mais, dans le recueillement des choses, cette joie d'enfant montait comme le cri d'allégresse du soir, toute la joie du monde dans cette figure légère, dans l'élan de ce corps, dans la radiance de ces yeux, dans ces cheveux dénoués. Et l'enfant passait toujours sur le front de la mer, baigné de son reflet, hors de toutes les choses, seul dans le sourire emperlé des vagues.
Elle, à quoi songeait-elle ? son heure était toute proche mais nous l'ignorions. Peut-être déjà voyait-elle dans son berceau ce bébé rouge qu'allait lui révéler le jour nouveau. Peut-être un grand rêve de maternité émanait pour elle de cette même musique. Elle ne disait rien, son visage fatigué s'était détendu et quand le disque s'arrêta nous demeurâmes longtemps la main dans la main, isolés dans nos songeries et les yeux sur la mer où montait une lune rouge.
Les poussins étaient d'eux-mêmes rentrés au nid. La cigale s'était tue avec les derniers reflets du jour et le chœur des grenouilles n'avait pas commencé sa psalmodie du soir. Des voix montaient du vallon. C'est alors qu'elle murmura, inquiète ou heureuse, qui sait ? mais d'une voix étrange, très basse et comme avec respect : « Tu sais, je crois qu'il va venir… »
Il est venu un peu avant l'aube et c'était une petite fille aux mains fripées, aux yeux mi-clos qui semblait très malheureuse de voir le jour. Elle jeta un regard vague sur ce monde et aussitôt que possible les poings sur les yeux plongea dans un sommeil d'où elle refuse encore de se laisser tirer. Elle était si pressée de dormir qu'elle n'a pas pris le temps de crier. Son petit visage crispé a retrouvé sa béatitude dans l'inconscience, ses rêves, si elle en fait, doivent lui retracer le tiède paradis qu'elle a perdu. Et voici commencée pour ma petite Annette la terrible, l'unique aventure. Puisse Dieu sourire à son berceau.
*
* *
Seigneur, je vous rends grâce d'avoir ainsi peuplé ma vie,
Et de m'avoir fait père comme vous et de m'avoir accablé de ces tièdes et lourds fardeaux qui ralentissent la marche et la rendent attentive,
Seigneur, de m'avoir fait cette confiance,
Et de m'avoir donné de beaux enfants à la chair dure, aux regards clairs,
Des enfants d'homme, des enfants de brave homme, comme on veut en avoir.
Bénissez-la, cette dernière petite, toute petite entre mes bras, sa tête comme une balle dans ma main, et sa main abandonnée, justement comme je voudrais être, endormi dans Votre grande main.
Puissent ses yeux vous voir dans la transparence du monde, puisse sa voix vous célébrer souvent, puisse son coeur très tôt s'emplir de votre présence.
Que par leur bouche aussi passe ma prière.
Que par leur âme aussi se multiplie mon adoration.
Que, sensibles à Votre grâce, mes enfants soient vos enfants, mais dans la charité d'un même foyer et que je ne sois que l'instrument docile de Votre divine Paternité.
Ils sont quatre maintenant dans cette maison, faits à mon image et à la Vôtre.
Longtemps je fus seul, mais désormais nous serons six à vous appeler Père parce que votre bénédiction s'est étendue sur mon foyer.
Je ne crains pas les difficultés, les tourments peut-être, que l'avenir nous prépare, que je devine proches. Je ne demande pas à survivre, mais Seigneur, à me continuer par mes enfants. Puissent-ils, quand je n'y serai plus, maintenir et défendre les choses que de tout mon sang je voudrais défendre et maintenir. Seigneur faites que tous ils comprennent, aiment et restent fidèles.
*
* *
Jours d'adieu. Il nous faut abandonner décidément la petite maison de notre mariage, la petite maison des quatre naissances, la maison où Maman nous a quittés.
Cinq ans de deuils, de maladies, d'affreuses angoisses, de guerre. Cinq années qui furent piquées de grandes joies où notre table s'est agrandie, où s'est peuplée la chambre aux bébés. Quatre deuils coup sur coup et coup sur coup quatre naissances : tout l'horizon de ma vie a changé. Mais cinq années de vie intense ont suffi pour nous cimenter à cette demeure. Nous y avons tant vécu que nous finissions par la croire nôtre, cette « Solitude » au péril du vent. Il nous semblait que ces murs, ces portes, ce seuil faisaient partie de la famille. Nous connaissions le sifflement des rafales sous les tuiles, le claquement des volets soulevés par la tourmente, le bruit perpétuel des grands arbres, grave comme le reflux d'une lame de fond ou frais et pur comme la chute lointaine d'un torrent. Pour nous seuls la vigne a cinq fois fleuri et mûri. Pas un coin de ce jardin où je n'ai peiné par tous les temps, que n'aient foulé leurs petits pieds. Tout cela était à nous, uni aussi solidement à notre destin que tout ce que nous possédons.
Un vieillard va venir dans la maison des beaux enfants. Après nous avoir chassés, il coulera ici de mornes jours, paisiblement, avec ses titres de propriété dans son tiroir. Qu'a-t-il fait pour mériter notre maison ? Il s'est contenté de vivre assez pour en faire héritage. Et voilà pourquoi il faut que notre nid s'en aille dans le vent.
Détachement. Nous n'oserions même plus ouvrir la grille et passer ce seuil, nous serons des étrangers pour ce qui fut notre foyer, notre Maison sur la face de la terre.
Ainsi les jours de la « Solitude » sont clos. Il faut que notre printemps recule devant ce vieil hiver précédé de ses huissiers et tout blanchi de papiers timbrés. Il faut aller nous repiquer ailleurs en blottissant frileusement nos petits bourgeons pour qu'ils n'aient pas trop froid.
Monde dur.
Monde moderne, monde passager, provisoire, transitoire.
Monde où l’on ne peut plonger racine, s'incarner, alourdir ses pieds pour mieux dresser la tête, où l'on se faufile, s'insinue, se bouscule dans une gigantesque cohue.
Je songe aux vieilles fermes où l'aïeul dort dans le fauteuil de son grand-père.
Je songe aux maisons de famille avec leurs paniers pleins de papiers, des robes à volant dans de hautes malles à couvercle bombé.
A Konakry, à Chandernagor, le receveur de l’Enregistrement se sent solidement installé dans la vie parce qu'une maison aux volets clos l'attend dans la rue silencieuse de Condom[24]. La maison de ses parents, la maison de son enfance.
Monde moderne, monde sans maison. Monde de blocs et de bicoques où les foyers sont des alvéoles et les maisons des cottages pour retraités.
Le paysan qui écrase une motte de sa terre éprouve une joie saine, la satisfaction nécessaire d'un instinct. Voilà les assises charnelles que nous propose la simple nature, sur lesquelles on peut bâtir, labourer et semer. Notre famille sans maison n'est ni sédentaire ni nomade ; elle a je ne sais quoi d'artificiel, de mutilé, comme tant d'autres autour de nous. Au milieu des raffinements du progrès, il lui manque ces biens essentiels sans lesquels, aux yeux de nos pères, l'on ne peut être qu'un misérable.
Aberration de ceux qui cherchent notre bonheur dans des solutions contre-nature en résorbant des instincts millénaires. Orgueil surtout. Car en fin de compte n'est-ce pas la nature qui commande et qui a raison de toutes les théories ?
Nostalgie d'une maison…
Au lieu de la subir toute faite sans possibilité d'y changer quoi que ce soit, je voudrais pouvoir la modifier à ma fantaisie, lui imposer notre marque de famille. Nous pourrions consacrer joyeusement notre imagination, un peu de nos loisirs, nos talents à l'embellir, à l'améliorer. Au lieu d'un habitacle banal, d'une niche en série, ce serait un vivant prolongement de nous-mêmes, où nous reconnaîtrions, accomplis dans le ciment, le bois ou la pierre nos goûts, nos aspirations, notre personnalité.
La maison aussi nous serait un sentier dans le tourbillon. Vers elle une longue habitude et des souvenirs sacrés ramèneraient toujours nos enfants égaillés par la vie. Elle incarnerait sur la mouvance des choses et sur le visage de la patrie la réalité du nous familial.
Peut-il y avoir un foyer sans maison ? Le malheur de tant de ménages éphémères n'est-il pas là, dans ce nomadisme sans poésie, dans cette absence d'appui terrestre, dans cette résignation au provisoire et à l'instable ? Dans ce vaste hôtel aux mille cellules qu'est une Ville, l'épisode familial se dénoue aussi aisément qu'il s'est noué. Mais dans la demeure de toujours, sous le toit traditionnel, parmi les meubles immémoriaux, les drames domestiques revêtent aussitôt une grandeur tragique. La famille veut la stabilité des choses extérieures pour prendre comme une bonne mayonnaise. Elle se délite dans le chaos des déménagements. Au milieu des caisses et des malles la flamme du foyer s'éteint.
Après des années d'économies et de privations, cet homme qui pend la crémaillère dans sa bicoque de banlieue : je salue sa joie. Je suis son frère. J'en veux à ce monde de ce qu'il nous prive des bonheurs les plus vrais pour satisfaire d'inutiles plaisirs. J'en veux à ce monde de ce qu'il mutile notre nature et nous empêche d'être de simples hommes comme le furent tous ceux qui sont nés avant nous, je lui en veux d'être essentiellement et absolument inhumain.
*
* *
Le tournant approche. Un paysage nouveau va s'offrir; une vie nouvelle dans un autre cadre. Que nous réservent les mois à venir ? Où irons-nous ? Et quel destin sera le nôtre si je dois abandonner mon poste ? Tout va changer pour nous : demeure, métier, amis… et nous ne savons même pas où nous serons dans deux mois.
L'avenir se dérobe : il est tout entier aux mains de la providence. Peut-être irais-je à l'étranger, peut-être resterai-je en France : tout est possible. Le Seigneur en décidera. J'écoute, attentif, ce que sa sagesse me dictera, j'observe l'événement prêt à obéir, disponible.
A la veille de tourner cette page, las de me pencher sur l'incertain, je me suis retourné ce soir vers le passé. J'ai relu ces pages : dans la fièvre de l'inquiétude, quel apaisement ! Ce reflet si simple de notre vie m'a réconforté et réjoui le cœur. Ces pauvres petites choses de chaque jour se sont éclairées d'une radieuse lumière. Sa maladie même et les jours cendreux de notre angoisse, il m'a semblé qu'ils flottaient sur un fond de bonheur ? Il m’a semblé que le tableau pris de notre quotidien tel qu'il s'est laissé surprendre n'est autre que le tableau même d'une famille heureuse. Je ne vois guère ce que l'argent, le crédit, le succès pourraient ajouter à l'harmonie très juste qui s'en dégage. Peut-être que ces biens en rompraient l'équilibre. Nous ne puisons pas notre joie dans les plaisirs coûteux et les tintamarres du forum nous étourdiraient. Peut-être même que nos soucis, la lourde charge des bébés, les corvées supportées en commun, tout cela ne sert-il qu'à nous mieux unir.
Quelque chose s'achève ici, une strophe. Elle a duré cinq ans. Un soir, il y a bien longtemps, au retour du vol nuptial, nous nous sommes posés sous ce toit. Nous étions deux enfants légers, amoureux, égoïstes ; nous pensions avoir trouvé un nid pour y cacher l'amour. La vie nouvelle que nous entamions à pleines dents avait les couleurs d'un beau week-end. La nuit, quand le vent d'Est soulevait le grand pin, nous nous serrions l'un contre l'autre, frileux du monde, vaguement inquiets de cette vaste aventure où la Vie nous avait entraînés. Je me souviens de ces premiers regards que nous posions sur l'avenir, sur cette vie nouvelle toute embrumée d'inconnu. Nos premiers pas dans ce jardin sans enfants où rien n'annonçait les présences de demain…
Notre vraie joie a filtré goutte à goutte à travers les sables et voici que nous la possédons maintenant toute entière, riche de promesses et toujours neuve. C'est une joie de générosité, une joie de don, une joie grave qui imprègne jusqu'à nos inquiétudes : elle réside en une infinité de petites choses toutes simples, lumineuses comme les fleurs des champs sous la rosée. Quand je veux la saisir, elle m'échappe ; quand je n'y prends pas garde, elle me soulève comme une vague. Elle n'est ni dans ce sourire, ni dans ce regard, ni dans ce geste ou ce mot. Elle n'est nulle part et pourtant partout présente.
Je n'ai jamais lu dans un roman la description d'une intimité aussi pleine et totale que la nôtre. Il me semble que, hors les duos d'amoureux, nos romanciers se plaisent à souligner les fissures dans le bloc familial, pour nous c'est un bloc massif de ciment, indestructible. C'est cette profondeur de notre étreinte qui cause tout ce bonheur. Les ennuis, les multiples soucis qui pourraient empoisonner notre union ne servent qu'à la renforcer : fronts unis, épaule contre épaule, les enfants dans les jambes, nous sommes à la fois inaccessibles et terriblement vulnérables.
Le malheur peut nous atteindre de plein fouet par la séparation, la maladie, qui sait ? la mort… Mais dans la vie de chaque jour notre bonheur est hors de prise, au secret de notre confiance, de notre fidélité, de notre amour. Il est, bien sûr, des conditions extérieures favorables à son épanouissement, mais je sens d'une certitude absolue qu'il est prêt à résister à la misère, aux déceptions humaines, à toutes les persécutions : qui pourrait faire que nous ne soyons plus ce que nous sommes ? Or notre amour ne dépend pas d'autre chose.
J'aime, en ces jours si graves pour nous tous, retrouver dans ce cahier le témoignage secret et sans cesse présent de cet amour heureux, comme un gage de confiance et d'espoir : quoiqu'il arrive, nous resterons l'un pour l'autre et tous deux pour les quatre ce que nous fûmes jusqu'ici?. Et cela suffit largement pour que nos jours chantent.
Septembre s’achève à Valbonne, sur la Côte d’Azur. Il semble qu’en ces mois de transition, le temps s’écoule plus vite. Il y a une sorte de pause en hiver et en été une sorte de stabilité. Depuis huit jours, la mutation s’accélère : chaque jour annonce l’approche du froid. L’air est frais, l’herbe reverdit par endroits, les cigales se taisent l’une après l’autre, hier j’ai entendu la dernière. Les dernières figues se dessèchent sur l’arbre et la vigne, lourdement chargée, attend la vendange. La mer à Cannes est moins bleue, plus pâle ; l’eau est troublée des tempêtes récentes. Elle a de plus en plus la teinte lavée du ciel et ce matin la baignade avait retrouvé une saveur printanière : même surprise de l’eau froide, même gifle dans le ressac, même brise qu’au mois de mai.
Septembre marque la fin de l’été avec ses joies enfantines et son insouciance, une nouvelle ère commence, pleine d’inconnu. C’est bien ce que je ressens ce matin en revenant pour la première fois au Tameyé, seul. La maison est fermée, il n’y a pas un bruit, c’est presque inconcevable après le grand chambardement de l’été. Il y avait toujours du monde pour les entourer, Odile y a consacré ses vacances, retardant même son retour au Canada, Michel avec sa femme a assuré la permanence pour la deuxième phase jusqu’à la fin août. Parce qu’il y a eu deux phases, deux agonies que nous avons assistées, supportées, accompagnées du mieux que nous avons pu.
C’est la première fois que je reviens dans son bureau, sa bibliothèque, depuis qu’ils sont morts tous les deux. La bibliothèque de papa ! Enfant j’entrais là avec une certaine appréhension, ce n’était sûrement pas un endroit de jeu et nous évitions soigneusement de nous en approcher. A la Solitude, leur première maison, la bibliothèque était dans une tour au coin de la maison, mais je ne m’en rappelle pas. Dans la maison de notre enfance au Col de Villefranche que papa avait baptisée La Pinède, le grand bureau était déjà tapissé de livres. Il y avait aussi le téléphone que je n’osais pas toucher. Cette peur du téléphone ! Et puis la bibliothèque s’était déplacée de La Pinède au Tameyé à Valbonne, mais elle était restée la même. Une grande pièce tapissée de livres jusqu’au plafond partout où il n’y a pas de fenêtre, un fauteuil, une chaise et le bureau proprement dit, en bois très lourd, sans doute un héritage de ses parents. Une pièce qu’il avait fait construire spécialement, prévoyant sa retraite en cet endroit. Il l’avait fait construire en pensant à la bibliothèque, autour de la bibliothèque en quelque sorte. Il y là des centaines de livres accumulés au cours des années.
Il aimait sa bibliothèque, sans doute parce qu’elle était partie prenante de sa mémoire. Il avait besoin de sa bibliothèque quand il écrivait. Il fallait qu’il soit seul avec elle. On ne sait pas ce qui se passait alors, mais j’imagine facilement un échange : les livres se mettent à parler dans le silence étouffé qu’on trouve dans toute bibliothèque et l’aident à formuler sa pensée. Parfois il devait se relaxer sur son fauteuil : c’est ainsi que je le vois, assis la tête posée sur l’appui, levant les yeux vers les rayons qui montent jusqu’au plafond et contemplant longuement cette accumulation de créativité purement intellectuelle. Il avait tout lu et quand, par hasard, son regard tombait sur un livre, celui-ci se réveillait et le regardait plein de suggestions. Peut-être alors se levait-il, invinciblement attiré par ce livre ; il l’extrayait du rayon et se plongeait encore une fois dans sa lecture. Quelques minutes suffisaient et il pouvait alors reprendre son travail de création. Pendant son agonie, il a levé plusieurs fois la main vers un coin de la bibliothèque. Peut-être cherchait-il encore un livre, un texte qu’il aurait voulu qu’on lui lise. Mais nous n’avons jamais compris et le livre est resté muet.
Il aimait sa bibliothèque et je me rappelle le drame que cela a été quand il avait fallu en démonter tout un pan pour réparer un tuyau de chauffage. Il n’était déjà plus beaucoup vaillant et ne devait plus depuis longtemps aller chercher un livre dans les rayons, mais pourtant ce démontage l’avait catastrophé : les livres ne seraient plus à leur place, la place qui leur convenait, là où il avait l’habitude de les voir.
C’est aussi dans cette bibliothèque qu’ils sont morts tous les deux. Nous l’avions aménagé en chambre à coucher parce que c’était plus accessible. Avec une salle de bain attenante, ils n’étaient plus obligés de monter à l’étage, c’était commode. Alors cette bibliothèque a été le lieu des agonies pendant cet été 2007. D’abord papa et ensuite maman qui n’a pas voulu lui survivre plus de quelques semaines. La bibliothèque a ainsi joué le rôle de chambre mortuaire, c’est là qu’ils ont été préparés selon le rituel des pompes funèbres, c’est là qu’on a pu les visiter avant de les placer dans leurs cercueils à un mois d’intervalle.
J’hésite un peu à entrer, il y a un vécu trop lourd dans cette bibliothèque. Je nous revois, nous les sept enfants, assemblés autour du cercueil, celui de papa, puis comme une répétition celui de maman. Ils auraient été contents, je suis sûr, de nous voir tous les sept assemblés. Papa voulait tellement que la famille reste unie dans cet esprit fraternel, ce « bon sens familial » qu’il se flattait d’avoir su créer. Rien n’a changé, les lits sont toujours là, côte à côte, mais ils sont devenus froids, vides, bien rangés, à jamais. Pourrais-je y dormir un jour ?
Tout est normal, c’est la fin de l’été, il fait encore chaud, pourtant un frisson me secoue : il est là, je le sens. La bibliothèque le fait revivre, c’est absurde. Les livres me regardent, ils semblent approuver ma venue. Une immense tristesse règne, une nostalgie infinie, pourquoi n’est-il pas là assis à son bureau comme d’habitude ?
Maîtrisant ce sentiment d’angoisse, je vais m’asseoir à sa place. C’est la première fois depuis sa disparition ! Autour de moi la bibliothèque m’observe, il n’y a pas un bruit, mais j’entends quelque chose dans ce silence ouaté des livres qui dorment. J’ai peur, peut-être vaudrait-il mieux abandonner ? Un long moment d’incertitude et alors je comprends : la bibliothèque est en deuil. C’est un choc, je n’avais pas encore pris conscience du deuil, les choses s’étaient déroulées comme elles devaient se dérouler, mais je n’avais pas compris que c’était la fin d’une époque, que rien ne serait plus comme avant.
Assis à son bureau, je commence à feuilleter des papiers étendus là. Du papier jaune, toujours jaune. C’était l’habitude de papa, une méthode qu’il a peut-être commencée à élaborer pour l’élaboration de sa thèse sur Péguy pendant la guerre. Pour commencer tout travail, il lui fallait du papier jaune. Cela se trouvait dans une papeterie à Nice, près de la place Masséna. Je n’en ai jamais vu ailleurs et je me demande si le papetier ne gardait pas un petit stock spécialement réservé pour lui. Pendant la guerre et tout de suite après, on ne trouvait peut-être pas autre chose, mais l’habitude était prise et le papier jaune a continué à faire partie du décor nécessaire. Il commençait par découper des feuilles en quatre, chaque petit morceau étant destiné à noter une idée. Il fallait que le paquet devienne suffisamment épais pour que le livre projeté prenne une consistance réelle. Alors il triait. Il triait les petits morceaux par chapitre. Il ne lui restait plus qu’à rédiger, utilisant les idées dûment enregistrées pour chacun des chapitres. Il écrivait sur des demi-feuilles, jamais sur des feuilles entières. Le vide d’une grande feuille lui faisait-il peur ? Il rédigeait à la main, bien sûr, utilisant un stylo avec une plume ou l’équivalent moderne. Il n’aimait pas les stylos-billes.
C’était à maman qu’échoyait la tâche de déchiffrer l’écriture fine et souvent abrégée. Elle tapait sur une machine à écrire classique, elle n’avait jamais appris et elle ne tapait certainement pas avec la dextérité d’une dactylo professionnelle, mais elle en profitait pour apporter des corrections ou même reprendre certaines phrases quand cela ne lui semblait pas bien dit. Tous les livres de papa sont passés par ce moule, sauf les derniers que nous avons été obligés de prendre à notre charge. Pour cela d’ailleurs, nous demandions à papa de nous dicter les pattes de mouches qu’il avait écrites, c’était plus efficace que de discuter de longs moments sur une interprétation.
Ce ne sont pas les tiroirs du bureau qui m’intéressent, je sais ce qu’ils recèlent, rien d’intéressant. Quoique leur visite puisse surprendre : outre la paperasserie vivrière (banques, factures, sécurité sociale, etc.), on peut trouver des pierres et des coquillages, souvenirs de ses premières passions quand il était enfant à Cap d’Ail.
Je voudrais fouiller ces placards qu’on ne regardait jamais, il y a dedans des amas de paperasserie poussiéreuse, peut-être des papiers de famille, des trésors insoupçonnés. Nous connaissons si peu leur histoire ! Ils ne parlaient pas beaucoup d’eux-mêmes, de leurs parents, de leur jeunesse. Fils et fille unique, ils avaient toujours vécu seuls et la solitude ne porte peut-être pas aux confidences. Les grands-parents auraient pu nous raconter, mais ils sont morts trop vite, la famille avait à peine commencé à se constituer. Ils sont morts pendant la guerre tous les quatre et je n’en garde aucun souvenir.
C’est dans ces placards poussiéreux que je découvre deux boites en carton pleines de lettres. C’est le courrier échangé avec ses parents, surtout avec sa mère, pendant sa période parisienne, puis après l’agrégation pendant les années d’expatriation en Tunisie (son premier poste) et en Roumanie. Je découvre alors cette relation forte qu’il avait avec sa mère. Tout le courrier est là, peut-être quelques centaines de lettres écrites par lui et les réponses de sa mère, parfois de son père.
Alors je ferme les yeux et je vois Cap d’Ail revivre, la maison de son enfance, les Bruyères et ce petit garçon solitaire qui ne va même pas à l’école, un garçon choyé par sa mère qu’elle appelle « mon mouton ». Mais il a déjà une curiosité naturelle, un dynamisme innocent qui le pousse à interroger la nature. Ainsi il s’est intéressé à la géologie des montagnes de la Côte d’Azur. Je retrouve un vieux cahier d’écolier qu’il a appelé le « Musée du Cap Fleuri ». Ce cahier contient des photos et des études sur la géologie locale, des vieilles photos qui montrent des paysages sauvages là où maintenant il y a tant de constructions ! Cette passion pour la géologie l’a conduit à réaliser toute une collection de pierres. Je me rappelle cette collection dans la maison de notre enfance à La Pinède. C’était une petite armoire toute tapissée de casiers étiquetés. Chacun contenait un type de pierre. Cela avait duré un temps, puis la passion des pierres l’a abandonné. Mais plus tard, lorsqu’il nous emmenait dans des balades en montagne, il savait nous expliquer la nature des pierres, leur origine, le processus de leur formation.
Après les pierres (ou avant ?) il s’est passionné pour les étoiles. A Cap d’Ail à cette époque des années 1910, il n’y avait que deux ou trois maisons et sans doute qu’un nombre limité de réverbères, ce qui limitait la pollution lumineuse que nous connaissons aujourd’hui. Les nuits dans le ciel méditerranéen devaient être superbes et l’enfant s’était mis en tête de comprendre les étoiles. Il avait fabriqué une lunette avec un tube en carton et, perché dans un arbre du jardin, il contemplait les étoiles, cherchant à les repérer les unes des autres. Voyant cette nouvelle passion, ses parents lui avaient sans doute fourni des livres scientifiques qui expliquaient la carte du ciel. Plus tard quand nous nous retrouvions tous autour du feu de camp en montagne, dans un endroit perdu comme il savait en trouver, le ciel explosait au-dessus de nous donnant l’impression d’une immensité vertigineuse. Il nous expliquait alors le ciel, nommant chaque étoile et le rendant ainsi habitable.
A Cap d’Ail, il y a la mer et l’enfant n’a pas manqué de s’y intéresser. Il s’était mis dans la tête de construire un petit bateau sur lequel il réussit à gréer une voile. Avec ce bateau il se mit à écumer les abords de la côte, manquant sans doute plusieurs fois de se noyer. Ce bateau construit de ses mains lui procura un plaisir tel qu’il nous en parlait souvent et ne manquait pas, lors de pèlerinages que nous faisions avec lui à Cap d’Ail, de nous montrer la grotte au bord de la mer où il le mettait à sec.
Ce plaisir qu’éprouve l’artisan devant un travail réussi l’avait tellement marqué que plus tard il voulut que je me lance dans la même expérience. Il m’acheta les planches et un plan pour m’inciter à construire aussi mon bateau. J’appris ainsi à mettre en place les varangues sur la quille, à déformer les planches pour en faire les bordées, à calfater. Je construisis ainsi un petit canot qui nous a été bien utile quand nous avons eu un bateau du type Dragon ancré dans le petit port de St Jean Cap Ferrat.
A Cap d’Ail il y a aussi la montagne qui commence juste au-dessus du rivage et l’enfant en a tout de suite acquis la passion. Ici il suffit de l’entendre écrire le souvenir de son premier camping.
Mes parents m’avaient donné dès l’âge de 10 ans une petite
tente en soie, sans double toit ni tapis de sol. Elle ne pesait rien et j’ai
souvent demandé la permission d’aller la dresser dans le jardin des Bruyères
pour y dormir les nuits d’été. J’aimais le réveil matinal à la montée du
soleil, je revenais affamé de ces nuits à la belle étoile au bord de la mer.
Cette tente m’a suffi pendant plus de dix ans. Je l’emportais pour aller dormir
sur les montagnes voisines, tel que le pic de Beaudon. Un jour j’avais pris un
disque « Variations sur un air montagnard » de Vincent d’Indy avec le
trop lourd tourne-disque. Je l’ai fait tourner dans la nuit et la
solitude : j’ai compris ce jour là que certaine musique a besoin de plein
air et d’isolement. Quand on campe, il faut éviter les campings ! Il faut
trouver un terrain vierge dans les alpages de la montagne ou un endroit
original où personne n’imaginerait séjourner, comme cette nuit sur un rocher au
large de l’île Sainte Marguerite.
Peut-être était-ce la solitude de son enfance qui développa chez lui cette sensibilité, cette ingénuité pleine de rêves romantiques. Lui-même se décrit comme un garçon un peu naïf, aux idées bizarres et surtout dévoré du désir de vivre intensément. Fils unique dans une famille très bourgeoise et très catholique au sens strict du terme, il n’alla jamais à l’école. Une « nurse » anglaise s’occupa de son éducation jusqu’à ce qu’il parte à Paris pour le baccalauréat, la khâgne et l’agrégation.
La correspondance très suivie et soigneusement conservée qu’il entretint avec sa mère lorsqu’il quitta Cap d’Ail pour ses études fait apparaître ces illuminations, ces enthousiasmes qui le prenaient parfois et qui reflètent peut-être le moyen qu’il avait choisi pour se libérer du joug familial. La littérature et l’écriture allaient être ses bouées de sauvetage qui lui permettront d’émerger. Ecoutons-le dans ses mémoires :
Je m’étais fait inscrire en hypokhâgne à Louis le Grand.
Mes parents, toujours soucieux de mon environnement, m’avaient trouvé une
chambre à l’hôtel Jean Bart. Il suffisait de traverser le Luxembourg pour être
au lycée et ces quatre promenades quotidiennes m’ont fait beaucoup de bien. A
chaque instant le Luxembourg change d’aspect et je reprenais contact avec la
terre, même avec la voile en louant un petit bateau près du bassin.
L’hypokhâgne est dans la vie une étape heureuse. J’en
témoigne en tant qu’élève et plus tard en tant que professeur : c’est un
moment magique. On découvre les « lettres » dont on n’avait eu au
lycée qu’un aperçu scolaire et stéréotypé ! D’excellents professeurs vous
apprennent à aimer, à admirer les textes. On se récitait des vers en grec,
latin, français, anglais avec un plaisir gourmand. J’étais assis à côté d’Henri
Queffélec qui me citait Eluard dont personne ne m’avait encore parlé ! Un
autre voisin, devenu prêtre, me lisait des pages de Péguy et Claudel. La
culture circulait partout et même les échos du Sénégal profond m’arrivaient par
Léopold Sédar Senghor quand celui-ci consentait à s’éveiller de son mutisme et
parlait de son village de pêcheurs, Joal près de Rufisque. On découvrait en
lui, sous l’épaisse couche scolaire, un souffle épique respiré avec la
Terre-Mère.
La littérature, c’est l’expérience humaine telle qu’elle
s’est déposée dans les genres littéraires les plus variés, dans tous les pays,
à travers les siècles. Pour connaître les hommes, il faut lire et relire cette
immense confidence tissée de rêves, de cauchemars, d’émerveillements et
d’amours.
Assis au bureau devant ces deux boites de carton, je continue à feuilleter les lettres, je découvre cette période exaltante de sa jeunesse. Je connaissais mon père en tant que fils ; souvent il nous parlait de Cap d’Ail et ces dernières années, nous aimions l’emmener en pèlerinage revoir sa maison des Bruyères, la maison de son enfance. Il nous racontait alors des anecdotes sur cette vie à Cap d’Ail, mais je n’avais jamais mis le nez dans ces lettres échangées avec sa mère, ni dans ces mémoires qu’il écrivait encore avant de mourir.
Sa mère, Adeline Fournier, disposait d’une petite fortune après avoir vendu sa propriété de Rambervillers dans les Vosges. C’est elle qui fait construire la maison des Bruyères qui sera la maison d’enfance de Jean, une maison au bord de la mer, entourée de pins maritimes, isolée à l’époque avec pour seuls voisins les cousins Onimus, une maison magique qui accompagnera l’enfant dans ses rêves. Nous l’avons emmené en pèlerinage à la dernière Toussaint revoir cette maison et j’ai compris à ce moment à quel point cette maison avait compté pour lui. L’enfance est quelque chose de merveilleux et d’infiniment personnel, personne n’y a accès et pourtant c’est l’environnement extérieur, les parents, les autres qui font ce qu’elle est.
Son étape parisienne, pendant quatre ou cinq années, fut une période assez folle. Libéré tout d’un coup du cocon familial, il se retrouvait seul avec ses démons. Il avait envie d’écrire et il écrivait des textes un peu fous, des textes pour se libérer d’un trop plein de vie, des textes imbibé de mysticisme, des textes purs, vrais, des textes pas encore bridés par le commerce des idées. Il écrivait ainsi à sa mère en 1930 :
Et la lave de mon génie s’écoule en torrents d’harmonie et
me consume en s’échappant… Impossible de me contenir. Je continue. 21
ans ! J’écoute ce que me conte l’Enthousiasme et je ris tout seul :
que de grandes choses là bas devant moi, que d’épopées, que de clarté, que de
joies débordantes à l’horizon… Oui, rions, rions tant que nous avons 21 ans,
rions baignés par l’espoir prestigieux, rions en attendant l’avenir.
Ses parents lui avaient trouvé un petit hôtel, rue Jean Bart, à côté du jardin du Luxembourg. Il nous a souvent parlé de ces années romantiques parisiennes quand il donnait des rendez-vous galants aux pieds des statues du jardin. Ce fut, je crois, les années les plus libres, les plus ouvertes, les plus imaginatives de sa vie. Le monde lui donnait le vertige, tout lui semblait accessible et il voulait tout. La liberté de vivre comme il voulait, les études littéraires, la découverte des jeunes filles, le milieu intellectuel dans lequel il vivait comme un poisson dans l’eau, tout contribuait à l’enivrer. Il mettra longtemps à atterrir et à rejoindre la réalité de la vie avec ses contraintes qui asservissent, ses choix qui engagent.
Il était cela quand il était jeune, il était emporté par des torrents d’enthousiasme, il avait cette capacité d’émerveillement du poète. Il écrivait encore à sa mère dans une autre lettre encore plus flamboyante :
« L’enthousiasme rend tremblant et hors de soi, il élargit les yeux et transfigure le regard, il bouleverse jusqu’aux entrailles comme un grand vent. L’âme résonne sous sa rafale comme la cime des arbres sous le mistral et toutes les fibres de sa forêt secrète s’agitent en une immense et prestigieuse harmonie : c’est ainsi que je voudrais vivre, vivre pleinement, largement, dressant toute entière ma lyre au vent. Toutes voiles dehors, sous le zéphyr ou sous la tempête, emporté dans la joie vers quelque immense aurore qui, tout au long du jour pour quelqu’un qui sait voir, a chanté la splendeur infinie de la Création. Car l’enthousiasme, c’est sa raison d’être, finit en un acte d’adoration à deux genoux. »
Il perdra plus tard ce style flamboyant dans lequel il exprime son âme sans retenue, il perdra cette liberté du poète ou du romancier et je suis sûr qu’il le regretta encore à la fin de sa vie. La vie universitaire le canalisera dans le commerce des idées, sans toutefois l’amener à la philosophie dont il se méfiera toujours. Cela explique cet enthousiasme qu’il a exprimé quand je lui ai fait lire mon premier roman, un roman certainement sans grande valeur, mais qui se rapproche par son expression de ce naturel innocent à la frontière du poétique. C’est pour cela que ces lettres présentent pour moi un caractère presque sacré, elle me dévoile un père que je n’ai jamais connu, un père mystique, sensible, fragile même comme tout poète.
Ses amours ? Il en a eu jusqu’à vouloir se suicider… Comment ne pas être amoureux quand on est étudiant à Paris, nous disait-il dans de rares instants de liberté. Il faut l’entendre se remémorer cette vie aventureuse qu’il aimait à sa façon et dont il aura du mal se défaire. Il écrit ainsi dans ses mémoires :
J’ai flirté comme tout le monde. C’était agréable car ces
filles éprouvaient un attrait certain pour un garçon un peu naïf, aux idées
bizarres et surtout dévoré du désir de vivre intensément. Cela commença à la
Sorbonne où mon ingénuité, mon rêve romantique de poésie sentimentale faisait
de moi un original d’autant plus séduisant qu’il n’était pas comme les autres.
Et il est bien vrai que je passais de déception en déception car aucune de ces
filles, si brillantes, laborieuses, intéressantes fussent-elles, ne comblait
mon rêve. J’ai tenu à l’Echo de Paris
une rubrique « Notre déception » qui était une critique drôle et
désolée des étudiantes que l’Université déforme et dessèche. J’avais besoin de
fraîcheur et je ne trouvais que coquetterie, méfiances, étourderie… A croire
que la jeune fille que j’avais rêvée dans la solitude de Cap d’Ail n’existait
pas, que c’était un mythe.
Il a trouvé finalement la femme qu’il cherchait et pourtant elle avait été une étudiante parfaitement intellectuelle : Ecole Normale Supérieure, agrégée de mathématiques. J’aime imaginer leurs premières rencontres : d’un côté un jeune homme, 29 ans déjà, un peu rêveur, beaucoup trop mystique et qui avait bien trop peur de perdre sa liberté pour s’engager ; de l’autre côté une jeune femme discrète, 27 ans, fille unique un peu sauvage, réservée, méfiante, solitaire comme lui, qui rêvait sans doute de trouver enfin un compagnon mais qui aussi se méfiait d’un tel engagement. Ce qui était en jeu, c’était cette liberté acquise pendant les années estudiantines, une liberté dont il ou elle ne se lassait pas. Il reste peu de lettres de cette époque et pourtant j’en trouve quelques-unes unes, de petits feuillets rangés dans un mince carton.
Il écrit :
Vous souvenez-vous… comme j’aimais mon bateau dans vos
yeux, comme j’aimais la brise et les méduses qui semblaient plus belles dans la
nacre des eaux. Et toute blanche dans le ciel, cette grande voile que je vous
offrais.
Au large d’Orlamonde[25],
par un matin calme, je vous ai donné ma joie, celle de la mer, celle des
montagnes et celle du vent.
Et tout cela aujourd’hui retombe sur moi comme un remord.
Jamais plus la mer ne sera bleue, les montagnes jamais ne seront calmes et
pures comme ce matin là où nous n’avons rien dit. Nous ne retrouverons plus le
soleil de Villefranche, le grincement de la poulie et la voile qui monte, tout
cela dans la joie timide d’un matin.
Elle répond :
La joie que, par un matin calme, au large d’Orlamonde, vous
m’avez offerte, je l’ai gardée en moi tout entière. Pourquoi retomberait-elle
comme un remord ? Si le poème est fini, elle restera en moi en augmentant
ma joie. Mais si vous voulez essayer de continuer le poème, il y aura, je crois,
d’autres matins aussi purs, aussi clairs, avec autant de joie calme qui viendra
s’ajouter à celle que nous avons déjà recueillie.
Qu’il en soit comme vous voulez.
Orlamonde, le mot est déjà un poème en soi ! Et au large d’Orlamonde, on hésite, on tend la main pour la retirer aussitôt comme si ça brûlait. Il y a des hésitations, des bulles d’amour où les yeux se rencontrent, des étincelles qui éclatent comme du feu de paille.
Et pourtant ils se sont mariés. C’était le 3 juin 1939. Ils ont pu avoir quelques mois de bonheur puis le cataclysme est arrivé, la chute de la France. Et avec les enfants, les soucis de la vie quotidienne. Cela en était fini de cette liberté chérie que tous les deux hésitaient à piétiner.
Je suis retourné à la bibliothèque désormais en deuil. Je voulais relire certaines lettres écrites à sa mère. Je voudrais comprendre cette relation très forte qu’il avait avec elle. Il nous disait parfois qu’il ne voulait pas la décevoir. J’ai compris qu’il avait une dette immense envers elle pour tout ce qu’elle lui avait donné.
Alors en fouillant plus avant dans le placard, je trouve ce manuscrit : le Livre de Consolation. Dès les premières pages, je suis pris. J’oublie tout, il faut que je le lise jusqu’à la fin, je ne peux pas m’arrêter. Dans ce texte, il s’exprime comme je ne l’ai jamais vu s’exprimer. Ses mots le révèlent à cru, ce ne sont pas des idées, ce commerce des idées qui sera le ferment de ses futurs livres, non, dans ce Livre de Consolation il exprime sans retenue ses sentiments, ses désespoirs et ses joies, c’est papa enfin qu’on entend parler.
Commencé en 1943, après la débâcle, quand les restrictions et l’invasion allemande commençaient à rendre la vie difficile, même à Nice, le Livre de Consolation est un journal qu’il a ouvert comme une bouée de sauvetage. Sa mère vient de mourir, avec qui il entretenait cette relation si étroite, son père aussi. C’est la fin d’un monde. La maison de son enfance, les Bruyères, a été pillée, vandalisée et il en est réduit à vendre aux enchères publiques les derniers meubles. Même ses ressources financières apparaissent limitées. Lui qui a vécu dans une grande famille bourgeoise où l’argent ne posait de problème, il est obligé de donner des cours particuliers pour compléter son traitement de professeur au lycée de Nice. Et surtout le rationnement empoisonne sa vie quand il faut faire des queues pour obtenir les tickets d’alimentation et nécessairement battre la campagne pour échanger de la nourriture contre quelques biens matériels qu’il peut encore posséder, l’argent n’ayant plus de valeur auprès des fermiers.
Petit à petit je comprends l’extraordinaire fossé, la chute vertigineuse entre la vie dorée de dilettante qu’il avait menée jusqu’alors et la vie rythmée par les obligations quotidiennes de la famille, le travail, les soucis. Pour lui, c’est l’embrigadement qu’il avait toujours redouté et repoussé le plus loin possible puisqu’il se marie à 29 ans.
Dilettante dit-il lui-même, mais je crois qu’il était surtout d’une infinie curiosité. Il adorait les voyages et sa mère l’a encouragé en l’aidant à organiser des séjours ou des croisières en Grèce, Turquie, Spitzberg, Liban, Syrie, Palestine et Jérusalem, Russie, Roumanie, Tunisie, Maroc, etc. Tout l’intéressait, il savait regarder, apprécier, mémoriser. Cette curiosité intellectuelle, il l’a gardé toute sa vie et j’ai toujours été impressionné par ce savoir accumulé, il connaissait tant de choses qu’il me semblait que mon esprit rapetissait dès qu’on discutait ensemble. Souvent je me dis que la vie n’a pas de sens quand une telle somme de connaissance disparaît à jamais, oblitérée par la mort. La faiblesse de la machine humaine ! On aimerait tellement pouvoir transférer toute sa mémoire dans un ordinateur… !
Ce qui est étonnant, c’est que ce dilettante soit devenu l’homme simple qui ne s’embarrassait pas de la mode et qui nous emmenait camper dans les alpages sauvages du Mercantour. Il nous professait le « bon sens » naturel, l’humilité, l’ouverture, la curiosité. Ses vertus cardinales étaient : « l’intelligence, l’admiration, l’imagination et la générosité.[26] » L’intelligence, c’est l’ouverture du cœur. L’admiration, c’est l’éveil, la curiosité. L’imagination, c’est l’enthousiasme, la vitalité. La générosité, c’est la condition de l’amour.
La guerre, le cataclysme qui emporta la France dans sa défaite, la perte des valeurs morales, cette déchirure profonde entre la société d’avant et celle de la guerre, ce sont des choses que nous n’avons pas vécues, des choses difficilement compréhensibles pour ma génération de l’après-guerre. La vie nous est venue toute lisse, sans a-coup, comme sur un plateau et il n’y avait qu’à la cueillir. Aussi il m’est très difficile de représenter ce choc survenu après son mariage. L’invasion, la ruine financière, la lutte pour survivre, la perte d’un horizon stable, tout cela a contribué à le plonger dans un désespoir qui lui semblait sans issue. Prisonnier de sa famille, sans le support de ses parents disparus, il se retrouve seul, désespérément seul. C’est cela qu’il va confier à ce Livre de Consolation, la solitude, l’enfermement dans la vie quotidienne de la famille mais aussi ces joies extraordinaires qu’elle lui procure.
Ce journal exprime tragiquement la naissance de notre famille à un moment où la société semble se désagréger. Les repères habituels disparaissent, une crise morale secoue la jeunesse qui ne croît plus à rien, le cadre de vie lui-même est bouleversé : fini la maison bourgeoise avec la femme de chambre, la cuisinière, le chauffeur, perdue la voiture dûment réquisitionnée par l’armée, tout s’en va, tout est à recréer. C’est une page d’histoire qui s’écrit. Rien ne sera plus comme avant.
Dans cette débâcle qui voit la vieille société disparaître laissant un monde sans perspectives, Jean Onimus reste viscéralement confiant dans la jeunesse. Il cherche à comprendre cette vitalité sous jacente, il voudrait la modeler, l’orienter pour que se dessine à travers elle le monde de demain. Lui-même est encore un adolescent et le restera jusqu’à la fin de sa vie, refusant de vieillir et de se laisser enfermer dans le carcan du bourgeois tel qu’il l’a connu avec ses parents. C’est sans doute sa révolte personnelle, une révolte qu’il maintiendra jusqu’au bout afin de garder libre sa pensée, libre et créatrice. Oui, dans la jeunesse il cherche ce potentiel de création, cette liberté de vie qu’il a connue en arrivant à Paris, quand il a découvert l’ivresse d’être seul, enfin seul. Avec les jeunes, ses étudiants, les scouts qu’il anime, il va se ressourcer.
« Former la jeunesse, lui donner des perspectives, des raisons de vivre, c’est ma mission. » dit-il. Il veut se mobiliser pour défendre les valeurs spirituelles qui font l’homme. Il ira même jusqu’à écrire un livre publié en 1947 entièrement dédié à la jeunesse dont le titre « Mission de la jeunesse » révèle son rêve d’une jeunesse idéale, une jeunesse qui surmonte la catastrophe de 1940 et la chute de la France, une jeunesse qu’il voudrait arracher au désespoir qu’il sent suinter autour de lui. Il cherche un renouveau moral, pédagogique et religieux. Il s’appuie sur Péguy qu’il considère comme le poète de la jeunesse.
Jamais il n’acceptera de se plier au train train de la vie, à ses habitudes et ses contraintes. L’homme moyen ajuste sa vie et s’englue dans la société. C’est la vie sociale qui commence, la vie productive on pourrait dire. Mariage, travail, enfants, c’est le cheminement normal qui permet au moi de survivre, il s’enterre dans la vie sociale. Jean Onimus n’acceptera pas cet enterrement et continuera jusqu’à la fin de sa vie à questionner l’espace cosmique pour y rencontrer ce Dieu qu’il désire sans y croire.
C’est avec Teilhard de Chardin, dont il réussit à lire les premiers textes diffusés sous le manteau dans les années 1950, que Jean Onimus découvrira le pouvoir des mots « Evolution » et « Emergence » C’est par l’Evolution qu’il comprit l’existence de l’homme, c’est dans l’Emergence qu’il trouva un sens à la création. Il pensait que si l’homme prend peur de l’avenir, il se rétrécit et se vide de ses potentialités d’innovation, mettant ainsi en péril la civilisation. Il voulait vivre avec l’Evolution, il voulait sentir l’inachèvement de l’homme et donc le besoin d’une création jamais terminée. De la complexité émergent des formes nouvelles de vie, de sociétés, de consciences, c’est un processus continu qui nous pousse en avant. Rien n’est fini, la création ne peut pas s’arrêter, elle est permanente et il est de notre responsabilité d’y prendre une part active.
A cause de cela, il ne pouvait pas supporter la pesanteur de l’Eglise Catholique et de sa hiérarchie. Il ne comprenait pas ce discours convenu et figé depuis des siècles, il n’aimait pas la théologie, il ne comprenait pas qu’on puisse se contenter d’une croyance statique. Il voulait une croyance dynamique, une croyance qui évolue parce que, disait-il, l’Evolution constitue le principe même de la création. En disant cela, il montrait sa foi pure et originelle, une foi qui lui faisait voir le divin dans le spectacle d’un coucher de soleil en montagne. Il pensait fortement que le message de Jésus avait petit à petit été paralysé, immobilisé dans le cadre imposé par l’Eglise. Son rêve était de retrouver dans les textes originaux des choses insoupçonnées qui auraient restauré la dimension humaine de Jésus et cette croyance dans le changement. Il écrit ainsi dans ses mémoires :
Il est décidément bien difficile de s’arracher à la
problématique Augustinienne qui nous tient toujours en laisse. C’est le mal (le
fameux péché !) qui précède et commande. L’effort humain reste dérisoire
et ce sera ainsi pour toujours, cela ne changera jamais. D’où ces alternances
de vaines évolutions et de retours à l’ordre ancien qui marque la misérable
condition humaine, plus inquiète et désespérante que jamais.
Etrange cette obstination à ne pas voir l’Evolution
Universelle ! Elle demeure en nous et nombreux sont les peuples qui
s’aveuglent en s’accrochant désespérément à un passé révolu. Les hommes ont
besoin d’immortalité pour vivre tranquilles, le changement exige un effort,
l’effort vers autre chose, un effort créateur. C’est ainsi que le socialiste
Péguy a pu inspirer des politiques conservatrices, des morales conservatrices
et des philosophies conservatrices. Le pessimisme absolu de Simone Weil était
dans la ligne d’une vieille orthodoxie mystique tournée vers le néant. Quand on
enlève à l’analyse métaphysique l’espérance religieuse, elle débouche
nécessairement sur l’absurde. Notre seule protection contre l’absurde était la
croyance aveugle dans un ordre éternel. Avec la prise de conscience d’une
Evolution Universelle, l’espérance a pu s’incarner dans le réel, s’objectiver
et devenir même scientifique. Les philosophies du processus, c’est à dire de
l’être en devenir, ont ramené l’espérance sur la terre. On ne remerciera jamais
assez des gens comme Whitehead ou Teilhard : ils ont commencé à soulever
le fardeau du tragique et donner une issue à l’espérance. Du coup, la religion
n’est plus une affaire de salut, mais d’épanouissement personnel.
J’aurais été le témoin de cette conversion majeure qui est
en train de changer non seulement notre vision du monde, mais aussi notre façon
de vivre dans ce monde.
Ainsi sa prise de conscience d’un monde immensément complexe, né de rien et en perpétuelle évolution, n’a jamais poussé Jean Onimus à renier sa foi. Il a toujours gardé au fond de lui-même la certitude que le message de Jésus contient ce dont nous avons besoin pour vivre notre Devenir. C’est pourquoi il a lu et relu les évangiles, cherchant à retrouver ce message originel, dépouillé des strates que les théologiens ont pu accumuler au fil des siècles afin de consolider le dogme. Son rêve était d’actualiser ce message afin qu’il s’intègre dans le processus de l’Evolution Universelle. Il voulait faire parler Jésus dans le contexte du monde moderne, il voulait libérer l’homme des croyances établies il y a 2000 ans et qui ne sont plus aujourd’hui adaptées avec le niveau spirituel et scientifique que nous avons atteint.
Ses enfants l’ont déçu, certainement. Il aurait tant voulu les
voir devenir des chercheurs, des gens qui creusent la matière pour mieux la
comprendre, des gens qui sont à la pointe ultime des connaissances, des gens
qui font avancer la science et contribuent à l’émergence de l’homme de demain.
Ses enfants l’ont déçu, j’en suis sûr, mais malgré tout, et c’est l’essentiel,
ils ont été à la source de cette conscience familiale, ce bon sens Onimus
comme il avait coutume de dire. La vie de Jean Onimus ne peut être disjointe de
la vie de sa famille, je pense qu’avec Marinette, il a réalisé le rêve de son
enfance, un vieux rêve d’une vie en commun dans la confiance et l’amitié.
Jean-Pierre
Onimus
(Septembre
2007)
Itinéraire
∙ Né en 1909 à Marseille, khâgne à Louis le Grand avec Senghor et Pompidou, agrégation de lettres classiques.
∙ Professeur au lycée de Tunis, puis au lycée français de Bucarest.
∙ Professeur de khâgne au lycée de Nice.
∙ Thèse de doctorat d’état sur Péguy.
∙ Professeur de littérature française à la Faculté d’Aix, puis à la faculté de Nice.
∙ Enseignement dans de nombreuses universités étrangères (Etats-Unis (Yale, Standford), Afrique du Sud, Nouvelle Zélande, Brésil, Canada).
Famille :
∙ Marié en 1939 à une antiboise de souche provençale
∙ Sept enfants, 28 petits enfants, 24 arrière-petits-enfants
Œuvres :
à Essais sur l’éducation et la famille :
∙ La
morale par les textes des écrivains français (1943)
∙ Mission
de la jeunesse (1947)
∙ Lettres
à mes fils (1963)
∙ Un
livre pour mes filles (1964)
∙ L’enseignement
des lettres et la vie (1965)
∙ Inséparables :
L’existence à deux (1982)
∙ La
maison corps et âme (1991)
∙ L’art
d’aimer (2007)
à Essais sur la littérature et poésie :
∙ Incarnation :
Essai sur la pensée de Charles Péguy (1952)
∙ Introduction
aux quatrains de Péguy (1954)
∙ Péguy
et le mystère de l’Histoire (1962)
∙ La
Route de Charles Péguy (1962)
∙ Introduction
aux Trois Mystères selon Péguy (1962)
∙ Camus
(1965)
∙ La
connaissance poétique (1966)
∙ Beckett
1968)
∙ La
Communication littéraire (1970)
∙ Expérience
de la poésie (1973)
∙ Philippe
Jaccottet, une poésie de l’insaisissable (1983)
∙ Jean
Tardieu, un sourire inquiet (1985)
∙ Pour
lire Le Clézio (1994)
à Essais sur l’art :
∙ L’Art
et la Vie (1964)
∙ Réflexions
sur l’art actuel (1964)
∙ Essai
sur l’émerveillement (1990)
∙ L’étrangeté
de l’art (1992)
à Essais sur la crise du monde actuel :
∙ Face
au monde actuel (1962)
∙ Interrogations
autour de l’essentiel (1967)
∙ L’asphyxie
et le cri (1971)
∙ Mutation
de la culture (1973)
∙ L’Ecartélement,
supplice de notre temps (1979)
∙ Les
dimensions du changement (1983)
∙ La
poursuite de l’essentiel (1984
à Essais sur la religion :
∙ Teilhard
de Chardin ou la foi au monde (1968)
∙ Le
perturbateur (1974)
∙ Teilhard
de Chardin et le mystère de la terre (1991)
∙ Béance
du divin (1994)
∙ Le
chemin de l’espérance (1996)
∙ L’homme
de Nazareth (2000)
∙ Jésus
seulement (2001)
∙ Le
destin de Dieu (2003)
∙ Métamorphose
du religieux (2006)
∙ Ce
que Jésus a vraiment dit (manuscrit non publié)
∙ Evolution
du divin (manuscrit non publié)
[1] La
maison de son enfance à Cap d’Ail, à côté de Monaco. (ndlr)
[2] Château
du Breuil, centre de formation des scouts de France (ndlr)
[3] Ils ont
passé leur voyage de noce à Port-Cros (ndlr)
[4] Virgile, Georgiques (ndlr)
[5] A Vintimille.
Ce jardin, aujourd’hui public, a été créé en 1867 par un grand amateur de
plantes, Thomas Hanbury, sur des terres initialement vouées aux oliviers,
vignes et agrumes. (ndlr)
[6] C’est à
la fin du 19e siècle qu’un Prince russe construit sa datcha sur le
bord de mer à Eze. Dans les années 50, le Cap Estel fut transformé en hôtel de
luxe. (ndlr)
[7] Une seguia
est un canal d’irrigation à ciel ouvert en Afrique du Nord. (ndlr)
[8] Ville
agréable, étape entre Damas et Alep, dominée par des très grandes norias sur le fleuve Oronte. (ndlr)
[9] Dans la mythologie grecque et berbère, Antée était le fils de Gaïa (la Terre)
qu'elle engendre seule ou avec Poséidon selon les
traditions. Il avait la particularité d'être pratiquement invincible tant qu'il
restait en contact avec le sol, car sa mère la Terre ranimait ses forces chaque
fois qu'il la touchait. (ndlr, Wikipedia)
[10] Jean
Barois, de Roger Martin du Gard (ndlr)
[11] Réginald Garrigou-Lagrange (1877-1964) est un théologien catholique
français. Penseur du néothomisme, il
est connu pour avoir combattu le modernisme. Il est l'auteur de plus de 500
livres et articles scientifiques. (ndlr, Wikipedia)
[12] René Le
Senne (1882 - 1954) est un philosophe français. Métaphysicien et psychologue,
il appartient au courant spiritualiste et à la philosophie des valeurs. Il est
resté célèbre pour avoir fondé la caractérologie française. (ndlr, Wikipedia)
[13] Joachim
de Flore, né en Calabre en 1132, ou 1135, il partit en pèlerinage en Palestine
où il se convertit. Il se retira ensuite dans le monastère cistercien de
Corazzo. Il fonda plus tard l'abbaye de Saint-Jean-des-Fleurs (d'où il tira son
nom), une branche plus austère de Cîteaux disparue au XVII siècle. Il
mourut en 1202. (ndlr, Wikipedia)
[14] Tyltyl,
sans doute le petit garçon de L’oiseau Bleu de Maurice Maeterlinck. (ndlr)
[15] Naissance
de l'Odyssée de Jean Giono – Editions Kra – 1930 (ndlr)
[16] Le
journal des Scouts à cette époque. (ndlr)
[17] Père M.J.
Lagrange, dominicain, né en 1855, a commenté les quatre Évangiles, les lettres
de saint Paul aux Romains et aux Galates. Il a consacré deux ouvrages au
judaïsme ancien, trois gros volumes d'introduction à l'étude du Nouveau
Testament, un sur les religions sémitiques, il a écrit une vie de saint Justin,
etc. (ndlr)
[18] Sans
doute le cardinal John Henry Newman (1801-1890). (ndlr)
[19] Ellide :
le nom de son bateau, un star. (ndlr)
[20] Palmyre,
en Syrie. (ndlr)
[21] En
Algérie. Ancienne ville romaine Théveste. (ndlr)
[22] Booz
endormi (Victor Hugo, La Légende des Siècles). Comment ne pas penser à lui
quand l’harmonie symbolique entre le monde matériel avec le monde moral semble
rompue. (ndlr)
[23] Premiers
mots de l’hymne latine d’action de grâces solennelle : « A toi, Dieu,
notre louange ». Elle fut composée à la fin du IVe siècle ou au début du
Ve par Nicetas,
évêque de Remesiana, ville située en Dacie méditerranéenne (actuellement :
bord méditerranéen de la Roumanie). La tradition ancienne nomme cette pièce
vénérable l’ « Hymne ambrosienne », car une légende en attribuait la
composition à saint Ambroise, inspiré par l’Esprit Saint au moment où saint
Augustin sortait de la piscine baptismale.
Cette doxologie solennelle développe la louange dans le style des Préfaces
(elle inclut le Sanctus) : à côté des anges, les apôtres, les prophètes et
les martyrs sont conviés à. chanter, avec l’Église de la terre, la Gloire des
trois Personnes divines ; l’œuvre de salut opérée par le Christ Rédempteur
est résumée, et l’hymne s’achève par une série d’appels empruntés aux Psaumes.
Le Te Deum est chanté à la fin de l’office des lectures (Matines
ou Vigiles) chaque dimanche et aux jours des Fêtes et des Solennités. Il
constitue le chant privilégié des actions de grâces extraordinaires.
(source : www.liturgiecatholique.fr, ndlr))
[24] Peut-être
par référence à Bossuet qui a été évêque de Condom (ndlr).
[25] Orlamonde :
un mot qui donne le sentiment d’être hors du monde, dans un endroit étrange…
Bien sûr Jean Onimus préfère ce mot pour désigner le Cap de Nice ! Il y a effectivement une villa Orlamonde au
Cap de Nice, construite par l’écrivain Maurice Maeterlinck. JMG Le Clézio, un
rêveur qui connaît bien Nice comme Jean Onimus, a repris ce terme comme titre
pour une de ses nouvelles.
[26] Dans
« Lettres à les fils » Desclée de Brouwer, 1963