Papa, maman

 

Ainsi donc Chartres est consommé !… En vous écrivant hier soir, je disais avoir terminé mes auteurs et me morfondre dans l’attente. Tout à coup : illumination ! Si j’y allais ! Aussitôt dit, je cours acheter un bout de chocolat et consulter l’indicateur.

Dès l’aube à 4h1/2, le réveil sonne. Je bondis. Tout est prêt, mais comment sortir ? Après hésitation, je hurle : la porte s’il vous plait et le sésame s’ouvrit. Un coup de vent m’accueille, bise froide, cinglante que je n’attendais pas vu le temps d’hier. Hélas le sésame s’était refermé et je n’avais pas mon manteau… le ciel était gris, triste… Oh bah ! pensais-je, c’est l’épreuve du pèlerin au départ : surmontons ces contingences, si je n’ai pas de manteau, j’en serai quitte pour rester toute la journée dans la Cathédrale. Et s’il fait froid sur la route, je courrai. Les déserts ont-ils arrêté les croisés ? Et sur la rafale, je gagne St Sulpice. Je désirais une messe : Porte close. Je bondis à l’église qui est près de Montparnasse après la rue Huysmans : même accueil. J’aurais renoncé, mais j’y songe : c’est une nouvelle épreuve afin que cette journée soit toute pour Chartres et que Paris n’en ait rien. Ces portes closes m’enseignent la route qu’il faut suivre vers Notre Dame  de Beauce. Et je monte dans le train.

Trajet long par les plaines de Beauce. Fastidieux, mais je lisais la splendeur de Notre Dame.

Etoile de la mer, voici la lourde nappe

Et la profonde houle et l’océan de blé.

chantait Péguy. Et me recueillant, j’attendais.

 

Villette : halte. Quatre maisons tapis dans un vallon. Je descends. Une église ? Non. Alors je décide de déjeuner. Quels délices ce déjeuner dans ce hameau perdu au cœur de la vieille France et que ce pain était bon qui sentait le terroir ! Ainsi, au long de la route, les gais compagnons jadis faisaient halte au hameau avant de reprendre leur lourd fardeau sur les Routes de France.

Sur les routes de France, oui gaiement je marchais. Serrant mon veston, je narguais le vent froid de la nuit car déjà le soleil inondait la vallée. Une pente, la route monte vers le ciel en coupant un bocage, que vais-je voir derrière sur l’horizon ? Une voix me dit qu’elle est là…

Elle y était ! Dressée là bas sur l’horizon avec ses deux clochers qui pointaient vers le Ciel, enveloppée de brouillard pâle où filtrait le lointain soleil, vision si douce de la plaine infinie, si française : je veux parler de cette lumière légère de l’Ile de France qui m’enchante toujours au sortir de la Provence. Je lui tendais les bras, j’avais l’impression de me volatiliser.

Notre Dame de Chartres, Notre Dame de France, Notre Dame de la Plaine, après tant de siècles d’histoire, me voici à mon tour, je viens à vous perdu sur les routes de France, exilé, frissonnant sous la rafale, à travers cette plaine que vous avez bénie. Tout haut, je commençais un chapelet, seul dans les champs infinis et, à chaque grain, le soleil montait merveilleusement. La plaine s’illuminait, les herbes frissonnantes lançaient des étincelles et, dans les blés naissants, éclataient les coquelicots. Je me fis un bouquet d’églantines et de bleuets, deux à chaque poche et je marchais sur la route de saint Louis, les yeux fixés sur la Cathédrale. Oh ! le merveilleux chapelet parfumé des guérets de Beauce, prestigieux quand j’y songe maintenant : j’étais, je crois, un peu fou. Notre Dame de Chartres, avais-je tort ?

J’avais emporté du miel de l’oncle Etienne et j’en suçais un peu : dans les champs, c’est le meilleur moyen de se faire papillon. Et la basilique se rapprochait, toujours plus haute dans le ciel bleu. Pas de maison : on ne voit qu’elle au-dessus des arbres. C’est vraiment le cœur de la plaine, tout converge vers ELLE.

J’avançais lentement maintenant. Le dirais-je ? j’avais peur du faubourg, j’hésitais à quitter les champs. Notre Dame des Moissons, il fait si bon vous prier au milieu des pâquerettes ! Vous êtes si belle ainsi, reine des champs infinis, vos clochers sont si hardis, si francs dans l’azur avec une étincelle à leur pinacle…

Mais il n’y eut pas de faubourg[1] ! Oh joie ! Par une allée royale, on arrive sur les berges verdoyantes de l’Eure, l’Eure voluptueuse et nonchalante qui se traîne au milieu des prairies en baisant les saules pleureurs. Mais voici, voici le comble ! Oh ! quel battement d’âme quand j’entrevis la vieille muraille, la porte crénelée, les tours, le pont-levis. Enfin j’entrais dans une ville par la porte : mon rêve.

Oh ! comme je fis sonner mes talons sur les dalles dans la ruelle morte qui arborait de grotesques « sens interdit ». Mais la basilique m’obsédait, je gravis la pente et tombai sur ELLE.

 

[Je viens de vous quitter pour aller dîner et entendre les deux pimbêches parler, de sorte que ces inepties m’ont tout brouillé.]

 

J’ai presque envie d’en rester là. Car enfin comment célébrer Notre Dame de Chartres ? Il faudrait avoir une âme aussi vibrante que ses vitraux, aussi profonde que sa nef, aussi folle que son pinacle. Que Huysmans[2] est lourd quand il s’agit de décrire l’envolée de l’ogive ! Il rampe. Je vais en faire autant. Tant pis : passons le portail royal et ses hiératiques statues du XII, ouvrons la suprême portière.

Nuit ! Immense, majestueuse nuit chargée de bouffées d’encens et là-haut, dans le ciel, perdues dans d’invraisemblables profondeurs, crépitent les verrières enluminées. Azur, pourpre et or, un miracle dans le ciel. Bleu, plus bleu que le flot d’Ionie[3], plus bleu que le bleu des rêves, l’arbre de Jessé[4] inonde la nef de sa limpide clarté. En face flambe un prophète à la robe flamboyante. Verts, verts d’émeraude, vieil or, les dalmatiques scintillent dans le ciel. Toute une floraison prestigieuse, ensorcelante : l’enluminure de cette somme de pierre.

L’obscurité se dissipe. La fuite de la nef se précise, on nage dans une lumière bleue, pailletée de mauve et de pourpre, clarté mystique qui laisse aux voûtes leur insondable mystère. Et là bas, au coin du transept, voici « Notre Dame de la belle verrière » Oh celle là, je renonce ! Non : dans un fond bleu sombre éclate, limpide, lumineuse, une vierge d’azur. Son corps semble fait de soleil et de ciel bleu, tout le verre est limpide : l’opposition est si saisissante qu’on s’arrête stupide.

Je suis allé dans cette crypte construite par le grand Fulbert[5], extraordinaire galerie ténébreuse qui entoure le terre plein de la basilique. Dans un coin, le « Puit des St Forts », sanctuaire primitif, souvenir des martyrs du III, et voici cette chapelle de Notre Dame de Sans Terre et cette statue Virgini Pariturae que jadis adoraient, dit-on, les druides.

Silence. A peine entend-on le faible écho de la grand messe. Je suis terrassé par les siècles d’histoire : ici s’agenouillèrent les Croisés, ici vint en pèlerinage Saint Louis… Mais qu’importent les détails : c’est l’impression violente d’être au cœur de Chartres, de la Vieille France et de ce culte de Notre Dame où le XIII mit ses plus beaux rêves. On reste abîmé dans ce prodigieux silence, le silence des aïeux.

Deux mots encore : je veux parler de ce bas relief de l’ancien jubé, Bethléem. La Sainte Vierge a un si joli geste, étendant sa main vers l’Enfant, écartant ses langes pour voir sa petite tête. Et dire que cela est du XIII (siècle hiératique, dit-on !). Je suis monté aux tours afin de contempler avec Notre Dame sa plaine infinie, afin de voir ce que depuis 6 siècles elle contemple.

La grand messe ne me fit aucune impression, sinon le spectacle archaïque de l’évêque, mitre en tête, précédé de diacres, chanoines, lévites, enfants de cœur et traversant toute l’église bénissant son peuple, offrant son anneau à baiser aux petits-enfants. Le successeur de Fulbert !

Je m’arrachai au mirage pour aller déjeuner pour 12 francs ; « scarce », mais bon.

Après quoi, ayant, comme à Orléans, absorbé de ce petit vin blanc exquis et maléfique de l’Ile de France, je gagnai pour me reposer les bords de l’Eure. Ville morte s’il en est. O Province ! l’affreuse ville ! Et terne, et mesquine, et proprette, et antique, et collet monté, une vieille marquise qui finit de languir dans ses domaines.

Les beaux clochers ! Si français ! Celui du XIII surtout, immense flèche de pierre sans un accroc. La tour du XVI est trop tourmentée, trop maniérée. J’y étais quand on sonna les Vêpres : au premier coup de cloche, je frémis tout entier avec la vieille pierre, avec l’air léger de Beauce, avec la ville entière. La Cathédrale vibrait comme un grand cœur de pierre et j’écoutais ses battements.

Je ne voulais pas manquer d’entendre le Magnificat rouler sous les voûtes et vibrer sur les verrières. Mais ce fut d’abord un chant de jubilation : veni Creator. Oui, elle jubilait la Cathédrale : c’était elle qui chantait, on ne voyait pas l’orgue, la musique inondait partout. Quant au Magnificat, je renonce à le dire…

Et à 6h je débarquais à Paris. Purifié, vidé de tous les éphémères, rêvant de briller pour les âges futurs avec la limpidité et la flamme de ces prestigieuses verrières.

 

Je vous embrasse de tout mon cœur,

Jean



[1]     Ce ne doit plus être comme cela aujourd’hui ! (note de JP)

[2]       Huysmans, Joris-Karl (1848-1907), écrivain français, auteur de À rebours, qui a évolué du naturalisme au mysticisme en passant par le décadentisme (note de JP)

[3]     Fait probablement référence à la mer d’Ionie (Asie Mineure) (note de JP)

[4]     Jessé, petit-fils de Booz et père de David, donc ancêtre de Jésus. (V. Arbre de Jessé.) (note de JP)

[5] Fulbert de Chartres (saint) (en Italie, v. 960 ­ Chartres, 1028), prélat français. Évêque de Chartres, il en fit reconstruire la cathédrale., qui avait été incendiée. Rénovateur de l’école théologique de Chartres, très brillante au XIe s., il a laissé de nombreuses Lettres.  (note de JP)