Rencontre avec la Mort

 

Plus question de paroles ou de spéculation. La chose redoutée, inimaginable est là. Si elle n’était évidemment pas présente en nous, autour de nous, là quand j’écris, nous ne l’aurions jamais imaginée : c’est une telle incongruité ce vestige d’animalité ! Constitués comme nous le sommes, toute fin pour nous est une nouvelle naissance. Notre esprit voyage dans l’immortel. Nous avons beau savoir que d’autres, meilleurs que nous, reprendront le flambeau et que l’Evolution finira par triompher du néant dont elle s’arrache à grand peine, il y a en nous je ne sais quelle substance qui nie la mort.

Oui, que les hommes meurent, c’est normal, ce sont après tout des mammifères comme les autres. Mais il y a en eux quelque chose de plus : c’est l’Esprit dont ils sont les agents. Or qu’est-ce que l’Esprit ? C’est une énergie sui generis, intemporelle. Cette énergie là ne peut mourir, sinon le monde entier retomberait au niveau des choses. L’homme est pour l’instant le seul vivant qui ait franchi la barrière de la nature, qui ait accédé au monde de l’esprit. Dans la mesure où l’esprit l’habite, avec ses doutes, ses angoisses, ses audaces et ses rêves, ce n’est plus tout à fait le mammifère né pour mourir. Il y a en lui de l’intemporel. L’énergie spirituelle est un vrai défi à la nature, un très étrange dépassement qui nous transforme. Cette énergie contre nature a émergé dans la complexité des relations neuronales, elle est le fruit inattendu et formidable de la complexité de nos cerveaux. Elle complète la nature parce qu’elle donne accès à un niveau supérieur dans les mailles du filet relationnel : elle permet la comparaison, le jugement, la critique et tout ce qui relève de l’abstrait. Or, pour l’essentiel, l’abstrait est intemporel, il transcende la durée. L’idée d’immortalité n’a pu naître que dans un esprit.

 

Rien de tel que l’expérience de la mort pour comprendre (ou plutôt ressentir) ce qu’est l’esprit et ce qui fait la différence avec l’animalité. Ce qui meurt, c’est l’enveloppe, d’ailleurs éphémère. Au moment de s’éteindre, l’esprit perd tous ses moyens de fonctionnement et d’expression, mais l’énergie qui l’a animé est intacte et se transporte ailleurs, dans l’attente d’une ère où l’esprit, devenu autosuffisant, transformera cet univers matériel en plénitude du cœur et de l’intelligence.

La mort est un moment dans une évolution multimillénaire dont nous sommes les agents, non pas les victimes, mais les créateurs.

Si vous avez conscience de faire partie de cet immense mouvement, l’absurdité de votre mort va s’effacer : vous sentirez que vous êtes un maillon d’une chaîne illimitée.

 

La mort a été célébrée, comme en Egypte où elle était l’articulation du religieux. Elle a été escamotée de nos jours par peur d’aller trop loin en profondeur. Notre société se veut superficielle : c’est une condition de survie ! Eh bien la mort ne mérite pas cette amnésie !

Pour admettre sans indignation, sans panique, sans horreur la finitude qui nous enveloppe, il suffirait de distinguer radicalement la mort des hommes de celle des autres êtres vivants. Ici le sentiment religieux change tout : il explicite une différence essentielle : d’un côté l’animal qui se désintègre, de l’autre la présence immortelle d’une énergie qui a fait surface, mais n’a plus moyen de s’exprimer.

La mort est le moyen qu’a trouvé l’Evolution pour poursuivre et activer son processus. Nous faisons partie de l’aventure et toute aventure a une fin. Mais c’est une aventure créatrice. L’ensemble des êtres humains entretient un courant irrésistible comme celui d’un grand fleuve. Une planète sans conscience est une chose déjà morte. Mais celle où a pu s’implanter un germe de conscience participe à l’avènement d’un monde de l’esprit qui paraît être l’objectif permanent de toute l’Evolution.

La rencontre avec la mort est ambiguë : elle montre la vacuité des valeurs et des raisons de vivre, mais elle rend possible l’épanouissement de nouvelles valeurs et raisons de vivre. Nous sommes des graines, nous avons donné de qu’il était en notre pouvoir de donner. Mais la moisson est encore loin, elle met longtemps à mûrir. La mort est le germe d’une espérance. Elle n’est pas seulement une clôture, elle peut être un point de départ. Grâce à elle, l’esprit reste jeune et peut poursuivre sa route vers l’inconnu. Oserais-je dire que la mort est renaissance ? Au moins est-elle condition de la nouveauté, comme le montre l’histoire de la vie. Si on met à part la peine et les tracas qu’elle cause aux autres, elle ne devrait pas faire peur : elle est le chemin normal que suit la vie pour s’épanouir et triompher peut-être un jour de la finitude.

Mais ceci relève de l’espérance ou, si l’on veut, de la foi et c’est pourquoi la mort est si intimement liée à la conscience religieuse. Celle-ci, je l’ai dit, recueille tout ce qu’il y a en nous de profond. Mais l’espérance dont je parle ne s’objective dans aucun système. Elle naît de la profondeur que la pensée de la mort impose à tous. Ce qui nous manque de nos jours, c’est l’accès à la profondeur : toute notre culture tend à nous en détourner. D’où le tarissement du sentiment religieux.

La pensée de la mort ne peut se laisser instrumentaliser. Elle résiste à tout. Elle affaiblit le blindage que nous offre la culture. C’est en la rencontrant chez les autres, comme au fond de sa propre conscience, que l’on redevient naturellement grave. Ce n’est pas une fonction négative, au contraire : la pensée de la mort rajeunit les consciences fatiguées, elle réveille la léthargie de l’esprit, elle nous rend à tous points de vue plus humains.

 

Notre Père,

qui êtes là au plus intime de mon être,

que votre puissance créatrice s’exerce partout,

qu’elle soit reconnue de tous.

Developpez en moi aujourd’hui mon besoin de plénitude,

ne me mettez pas à l’épreuve en me laissant

m’égarer loin du chemin qui va vers vous,

mais concentrez vos efforts en direction de ce qui, en moi, vous ressemble.