Petite métaphysique à l’usage des Anges

Ce qui existe : la poussière sur la vitre, cette infime tache dans le grain de papier, cet ongle cassé à mon index droit. Cela existe, oui, mais cela passe avec la vitesse du vent, cela ne se laisse pas décrire.

Ce qui est, c’est la sphère sans défaut, le cercle parfait, l’isocèle qu’a conçu l’esprit. Ces perfections n’existent pas, mais elles sont et seront là-bas, éternellement, dans les siècles des siècles, car elles sont à l’abri du temps, au pays des formes pures, patrie de l’intelligence.

Alors qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ? Cette irrespirable poussière, ces illusions perdues, ces lambeaux de l’être ?

 

Ce que je dis aux Anges : « Vous, Anges de ma raison, vous les immatériels, les trop purs, les trop simples pour mourir, vous les désincarnés, les transparents, vous n’existez pas ! Vous êtes faits de rien, je ne peux que vous penser, vous existez par ma raison, mais votre solidité est éternelle. Je ne sais pas pourquoi j’existe, mais j’ai besoin de vous : vous êtes ma délivrance, mon point d’appui, ma consolation. Vous êtes en moi, mortel, la graine d’immortalité, vous êtes ce qui demeure à jamais, vous êtes l’inaltérable évidence des algorithmes qui planent là haut, attendant le tableau noir et structurant toutes choses. Vous êtes la règle et le compas, l’architecture des systèmes et le fondement des Lois. Vous êtes partout, mais vous n’existez nulle part, myriades d’abstractions, de relations, d’idées que mon intelligence aspire et respire comme l’air dans mes poumons. Un seul instant d’absence et je tombe en syncope, écrasé par le poids du chaos, la charge des différences, l’absurde.

Inusables, inaltérables, définitifs, vous me faites peur à moi qui ne peux qu’exister. Vous me dénudez, vous me dépoussiérez, mais comment oser paraître tel quel, tout nu devant vos évidences, devant votre implacable logique ? Vous êtes beaucoup trop parfaits pour ne pas être terrifiants. A votre approche, je me décompose, je disparais, je ne fais plus d’ombre. Or c’est d’ombre que je vis, des creux, des plis de ma conscience. Tout devient blanc et il ne reste que des certitudes sans faille et peut-être, ça et là, d’interminables rubans de « oui-non ».

J’ai besoin de vous pour penser, mais votre voisinage m’exile, m’arrache à moi-même et aux choses éphémères qui seules existent. Vous me déracinez, vous me desséchez, vous m’empêchez de fleurir, de porter des fruits, d’être au monde. Je vous hais, vous m’empêchez de vivre.

Je me nourris du précaire et vous m’apportez l’intangible. Je nage dans le doute et vous êtes indiscutables. Je me tends vers vous, mais vous êtes froids, durs, inhumains. Je me demande pourquoi j’ai tellement besoin de vous, pourquoi je vous respecte et vous obéis sans broncher, pourquoi je vous place si haut dans un paradis perdu, enfin pourquoi je suis attiré par ce qui n’existe pas !

Ce que j’attends de vous, c’est de comprendre, mais plus je comprends, moins je suis avec vous. En m’apportant la conscience d’être, vous m’enlevez l’existence ; je vous contemple à genoux, mais voilà ! je ne sais plus m’émerveiller. Vous le fascinez et je cesse de voir l’adorable au cœur du singulier. Votre immuable beauté me rend aveugle, vous me détachez, vous me donnez des ailes, vous m’entraînez. Je vole, oui, je n’ai plus les pieds sur la Terre ; je ne sens, ni ne touche, ni ne vois, je n’aime plus rien. Je cesse d’exister. Votre délivrance m’a anéanti. Comment aimer dans un frigidaire ? »

Ce que les Anges répondent : « Tu es un ignorant. Tu ne sais pas qui nous sommes. Tu confonds les idées avec les abstractions, l’esprit avec la logique, le souffle de la pensée avec les bleus de l’ingénieur. Nous avons des ailes, nous volons aux sources de l’inspiration, là où les idées germent, vivent et fructifient. Nous sommes les cadres, à toi de les remplir. Nos concepts sont des organes indispensables, des instants intenses, des prises auxquels la conscience s’accroche.

Nous détestons la prison des idéologies, des tableaux noirs et des ordinateurs, nous animons en toi l’essentiel, la réflexion et la vie de l’esprit. Nous ne sommes pas des machines mais des moteurs ; sans nous tu serais stérile. Nous animons tes calculs et t’aidons à créer. Nous sommes le fondement, la base, le solide, sans nous tu ne pourrais rien faire de durable. Nous t’apportons le pur, le parfait, l’inaltérable. S’il y a de l’immortel, il est en nous. Tout ce que tu fais est éphémère, mais avec nous tu atteins un autre monde, celui de l’absolu, car nous sommes hors du temps. »

 

Moi : « Oui, oui, je sais et je vous envie, êtres transparents. Peut-être après tout faut-il passer par vos exigences. On en sort renforcé, on peut tenir tête et c’est un tel bonheur ensuite de se coucher dans l’herbe.

Oh ! Anges, gardiens de l’esprit ou plutôt de la raison, je me soumets à vos ordres à mi-temps, mettons jusqu’à midi. Mais après ce temps, je reprends ma liberté : je rêve, je danse, je ne veux plus rien savoir, je n’ai plus de projets. Je suis un corps ivre d’esprit et je m’envole. »

 

Les Anges : « Nous avons des cibles meilleures que les tiennes que tu caches si bien. La solution serait de voler par couples, une paire par-ci, une paire par-là. Nous serions alors comme un couple d’amants, inséparables et le ciel descendrait sur la terre. »


Eternel dialogue : l’abstrait indispensable mais prosaïque, le concret seul réel mais indicible. D’un côté la logique, la raison, les systèmes et les algorithmes ; de l’autre le gratuit, l’irrationnel, le sensible, le poétique et le passionné. Cette réalité première et dernière demeure un mystère plus opaque que jamais.

Pour vivre pleinement mon humanité, il faut chevaucher l’attelage. Conserver le contact tout en écoutant les résonances et repenser en commun les expériences. Dégager les formes, les idées, les instruments d’action et de réflexion, mais demeurer à l’écoute des « essences concrètes » qui parlent à mon imagination, à mes sens, à mon cœur et mobilisent mes émotions. Si je m’installe sur le versant que fréquente et où m’invite la société, je vais m’encanailler. Je serai un agent parfait parmi les autres, un employé : cela dit tout. Ma présence au monde et à moi-même, comme aux autres, va se réduire aux petitesses de l’utile. Je produirai, je classerai, je fonctionnerai. Si je choisis l’autre versant, je serai peut-être un artiste, un poète ou un saint. Je resterai un marginal dans un monde voué à l’efficacité. Méprisé ou révéré, toujours incompris : irrécupérable.

Deux impasses où ma vie vient buter, deux échecs symétriques, deux ignorances réciproques. Entre les deux, une médiocrité passive, insignifiante, superficielle.

Qu’est-ce qu’exister pour un être conscient de soi ? C’est exercer à l’extérieur toutes ses aptitudes, mettre en œuvre aussi intensément que possible les dons reçus de la nature.

Fort bien, disent les Anges, mais cet écartèlement est supplice et la dispersion est stérile : qui pourrait être partout à la fois ? Vous êtes tous malades de cette dispersion. La vie est une suite d’aiguillages qui se referment, de renoncements, de rétrécissements. Vous ressentez cela si profondément que vos arts en sont blêmes. Ils témoignent d’une impossibilité, celle de vous épanouir dans l’équilibre, de connaître votre perfection dans l’existence qu’on appelle bonheur. La peinture (depuis Bacon par exemple, mais que dire de Bernard Buffet !) vous représente comme un homme torturé, déformé, traumatisé par la cruauté du monde. C’est cette cruauté ontologique qui allume la révolte des jeunes et le désespoir de ceux qui ont cru à l’amour. La musique s’est faite déchirante, paroxystique, aliénante : elle refuse de charmer, elle porte sur les nerfs, non sur le cœur. Le cœur ? C’est le grand absent dans une société construite sur la compétition et la réussite matérielle.

Là où il y avait sagesse, il y a furie ; là où il y avait plaisir, il y a orgasme ; là où il y avait contemplation, il y a exploitation. Pour moi peut-être la vie humaine ne fut pas difficile à vivre dans ce monde de confort, de loisirs, de libertés sans frontières, mais vous Anges, vous voilà pris dans un étau qui se resserre : l’ordre public affronte un désordre qu’il a lui-même établi. Une éducation sophistiquée tente de discipliner des désarrois tels qu’aucune génération n’en avait connus ; la culture qui donnait sens à l’existence n’inspire que haine et violence ; la famille est désemparée et s’efface. Vous foncez droit dans un mur…

Nous avons un besoin urgent de vous. Nos consciences perçoivent à peine les maux dont elles souffrent ; elles s’habituent au pire ; elles se dispersent à tous les vents. Sans vous, la parole n’est qu’une résine chimique, accueillante, capable de tout, synthèses accélérées suivies de dissolution et de synthèses nouvelles. Vous êtes inusables, éternellement frais et vrais : des poussières d’anges, des particules dans le flux de la lumière du soir, une brume brownienne du divin. C’est à travers nous que vous voyez et comprenez le monde. A travers notre pureté, vous entrevoyez l’être ; grâce à nous, vous émergez des brumes du temps. Nous entrouvrons le portail du paradis, c’est à dire de l’authentique. Grâce à nous, il y a là bas, là haut, cet arrière pays qui prolonge le réel et vous fascine parce qu’il est intemporel.

Portiers du divin, n’attendez donc pas que nous venions frapper à la porte, nous sommes de moins en moins capable de l’approcher. Prenez-nous par la main, entraînez-nous sur la voie dont la trace s’est perdue, il y a longtemps que nous en avons perdu la signification.

Vous êtes la perfection des nombres et des formes, mais vous êtes aussi les essences concrètes qui se jouent dans les apparences, la fleur absente de tout bouquet, la violette, la rose qui n’existe pas, mais qui repose dans nos cœurs, celle que personne n’a jamais cueillie, ne cueillera jamais parce qu’elle est trop personnelle, trop intime. Il n’y a que vous de vrai. Tout ce qui existe a pris modèle sur vous. Vous incarnez en nous une indéracinable nostalgie où l’intime se mêle à l’absolu. Nous avons goûté le filtre dont vous êtes porteurs. De cette langueur, nous ne guérirons jamais : elle nous enivre et nous tue.

 

Je le sais trop bien, vous n’êtes qu’un rêve, mais un rêve si tenace qu’il devient réalité parce qu’il est parti de nous-mêmes. Vous êtes là bas, au dehors, à mi-chemin du divin. Mais pour nous, c’est au plus intime de l’intime que nous vous rencontrons, au cœur de l’indicible qui est partout, au plus secret de chaque minute qui passe, au plus secret des arbres et des fleurs, de l’énigme des prunelles, dans le gonflement d’une chevelure ou dans le morceau de pain délicieusement savouré. Vous plongez en profondeur, les yeux ouverts, jusqu’à trouver la vibration de notre être. Vous nous préservez de la pluie de cendres qui recouvre toutes choses et vous rendez même cette cendre vénérable. Si l’on vous attribue des ailes, si l’on vous prête des sourires, si l’on vous fait chanter en chœur, si l’on vous habille en messagers, en oiseaux de paradis, c’est pour tenter de mieux vous assumer. Non, vous n’êtes ni souriants, ni enfantins, ni oiseaux, ni chanteurs : vous êtes étrangers et cela suffit. Vous nous mettez à nu. Tout ange est terrible ! Vous nous arrachez à nous-même. La pensée de l’ange me tue, m’annihile. Et pourtant j’ai besoin de vous pour rester ce que je suis. Sans vous j’étouffe. Comment pourrais-je vivre sans ailes ?

 

C’est pour vous que le divin me visite, c’est grâce à vous que je le pense, c’est avec vous que je m’en approche. Que serait le divin sans vous ? Un concept, une abstraction, un mot. Grâce à vous, il devient un souffle, un RUAH[1], un FENG[2], un battement d’ailes. Anges voyageurs qui venaient de si loin et continuaient là bas, infatigables, vous traversez les siècles et les rêves, éternelles formes pures, hors du temps et de l’espace. Personne ne peut vous voir, mais je perçois le souffle de vos ailes. Toute banalité devient avec vous vénérable. Vous renforcez le réel : avec vous le balai n’est plus balai, l’heure sonne en phase avec mon cœur, vous effacez poussières et marques d’usure. Tout est neuf, tout s’éveille. La création, sans vous, serait poussières grise et la vie ennuyeuse à en mourir.

 

Essences pures, oui, mais essences concrètes. Vous êtes la musique qui émane de la vie. Pendant l’andante de la troisième symphonie de Brahms, brusquement cette flûte solitaire, fragile, passionnée qui s’élève à bout de souffle au risque de se briser, telle le vol d’une flamme tendue, frémissante dans la nuit. Et nos poussées de désir lors de la mort d’Iseult qui cognent sur les parois de nos cœurs pour les faire éclater, ce mortel besoin d’aller plus loin, plus haut, cette tempête qui nous fait délirer…

Vous êtes l’essence de la rose absente de tout bouquet. Non pas une abstraction, mais une expérience de l’âme qui résiste au temps et nous aide à vivre au-dessus. Vous faites scintiller le ciel et nous ne faisons que refléter votre lumière. Lumière pénétrante : on la distingue dans une tache familière, dans un regard fugitif, dans le pli d’un sourire ou le mouvement d’un bras. A cause d’elle, je voudrais tout peindre, tout chanter, tout embrasser. Eteinte, je n’y survivrais pas : comment vivre sans l’innombrable chœur des anges, sans ce chant profond qui m’imprègne ?

 

Biface. Vous voyez ce que nous ne voyons pas. On nous a coupé les chemins, on nous a enfermés dans des machines, on nous a emprisonné le cœur dès l’école, dès l’enfance. Votre présence s’est effacée, nous survivons les yeux baissés, la conscience anesthésiée. Votre rêve nous manque pour vivre, votre musique s’est tue, nous sommes désenchantés, nous régressons, nous nous desséchons, nous vous oublions. Parfois la musique oubliée se réveille. Un lointain souvenir, l’écho d’une vie ensevelie, d’une communion disparue. Ah, si nous pouvions vous réveiller ! savez-vous qu’on étouffe ici ? On meurt de froid. On meurt de soif. On meurt de faim. Vous ne pouvez pas savoir à quel point on a besoin de vous. A en mourir !

Nous avons réussi à faire de la vie un vide clinique et nous voilà seuls. Notre langage s’est vidé : sec, net, cassant. Nos maisons sont inhabitées, comment les rendre habitables sans vous ? Venez nous réenchanter : réenchanter nos regards, nos cœurs, notre façon d’aimer. Réapprenez-nous la poésie.

Vous êtes l’introuvable essence, la marguerite en soleil, l’hirondelle de nos rêves ; toutes les réalités s’éclairent, s’envolent, plus vraies que les réelles. La violette éternelle, son parfum, sa discrétion, la violette en soi, l’absolue, c’est vous. Vous êtes la signification durable de toutes ces choses dont nous avons fait des mots et dont votre silence est la musique. Passage d’une caresse, celle de l’absolu ! Il y a de l’absolu derrière ce que nous appelons miche de pain, assiette, … Oui, des nuées d’anges. Nous ne cessons d’en créer, d’en appeler, d’en rêver.

S’il y a des millions de vagues dans la mer, elles tiennent toutes dans le mot « vague ». Les mots supportent l’innombrable, ils résument des infinis, mais sans vous, ce ne sont que de pauvres signaux. Vous les comblez de poésie et de symboles, vous leur prêtez vos ailes, vous les faites chanter. Nos langages sont pleins d’anges musiciens qui les rendent magiques, les allègent, les éloignent des choses et les rechargent de merveilles toujours neuves. Les mots sont des noms communs, mais quand les anges s’y mettent, les mots transforment le réel sous toutes ses faces dans un instant qui ne revient jamais : ils donnent vie à la parole. Là où la prose pressée courait à perdre haleine, ils s’arrêtent pour chanter, pour danser, pour s’amuser : le langage entre dans nos existences.

 

J’aime l’unique, ce qui n’émerge qu’une fois. Je n’aime pas l’amour, mais j’aime aimer. Ce que tu aimes, n’essaies pas de le dire. Demande à l’ange de le chanter pour toi.

 

 

   Jean Onimus

    (Probablement écrit en 2006)



[1]     RUAH (hébreu) : La "ruah" signifiait à l´origine "vent, souffle", mais elle peut désigner aussi l´air calme qui est autour de quelqu´un, et même l´espace, où on est au large.

[2]    Le FENG shui (littéralement « le vent et l'eau ») est un art chinois millénaire dont le but est d'harmoniser l'énergie (le Qi) d'un lieu de manière à favoriser la santé, le bien-être et la prospérité de ses occupants.