Etrangeté du rien

 

A chaque caresse de l’eau, le sable grésille. La plage est déserte. Quel soleil ! Vaste, silencieux : un vide plein de lumière. L’immense m’environne. Mais rien ! Rien n’écoute, rien ne répond. C’est moi seul qui parle. J’attends, je m’offre, je m’ouvre, je ne pèse rien, je m’envole. Juste le bruit répété de l’eau qui pétille. Plus de temps, plus de projets : tout s’est arrêté ! Je suis libre, seul, un imperceptible regard dans le Rien. Il me faut un effort pour m’en détacher, n’y plus penser, oublier cette absence, ce silence. L’espace m’étouffe et me déchire ; partout des millions d’années-lumière. Petit corps qui pense, pelotonné dans le sable tiède, petit grain de pensée, bulle sur l’écume du temps : un rien, un vrai rien qui va disparaître. Tout serait donc absurde, comme le désir d’être qui creuse en moi un abîme, un manque insondable ?

 

Les danses titubantes des papillons dans le pré, le silence opaque des choses, le soleil fou, la pulpe impalpable du temps… ! Il faut s’y faire : je fais semblant de m’y faire. Cet horrible siècle – un des plus inhumain de l’histoire – je l’ai traversé en étranger parce que je n’aime pas l’incompréhensible.

Pourquoi suis-je né ce jour là, il y a si longtemps ? Par hasard, un concours de circonstances… Trop bête quand j’y pense. Et maintenant plus d’avenir, l’horizon est bouché, le temps pour moi va s’arrêter.

Un jour les hommes réussiront-ils à faire de la Terre un heureux foyer ? Non ! C’est chacun pour soi. Tout est vide, tout sonne creux.

Fabuleux gâchis d’étoiles, chaos de vies avortées, inconsistance : tout attend son heure pour s’engouffrer dans les poubelles éternelles. Le cosmos est étranger à toute espèce de fin. Il n’a pas de but. Il est parfaitement indifférent et cette indifférence est insupportable. Il est en dehors de nous, nous ne sommes pas ici chez nous : il nous faut un projet. Pour nous l’insensé est inexistant, c’est un non-être. Si l’Evolution est une aventure, avec une histoire, il faut que cette aventure aboutisse, sinon elle n’existe pas et nous n’existons pas non plus. Seuls les hommes ont pu concevoir le non-être parce qu’ils sont tentés d’éveiller la nature en la concevant à leur image. Le non-être universel les a engloutis. Comment continuer à vivre dans l’absurde ?

Les gens ont l’air d’accepter cela, de se résigner. Voilà qui m’étonne le plus : un aveugle instinct les entraîne et leur ferme les yeux. Peut-être avez-vous réussi par lassitude à ne plus vous poser la question du sens. Paresse des consciences fatiguées, vaincues d’avance. Leur langage change, se concentre sur les activités pratiques. Faute de mots pour dire leurs besoins refoulés, elles en sont réduites à des silences faciles à remplir. Existent-elles encore ?  Le désir de vivre recoud, sature, aveugle.

Cet arbre où je m’appuie, ces fourmis pressées : quel désir de vivre, de prospérer, de se multiplier !… Au premier souffle d’un nouveau-né commence sa rage de vivre. D’où vient que les corolles se tendent ainsi vers le soleil ? Se nourrir, copuler, jouir… jamais assez ! Tout organisme veut absolument survivre et ne meurt que vaincu. Aux seuls humains, il arrive de se suicider, parce qu’ils ont aperçu les barreaux de la prison. Pourtant malgré la facilité actuelle d’un suicide sans douleur, le geste fatal reste une exception, il est pathologique. On le pardonne difficilement ; qui peut se permettre de jouer avec son existence ? Enfin, narguant l’ivresse de vivre, il y a la stupide sérénité des pierres, prises dans la paisible attente de leur dissolution.

Pour nous, il n’y a pas de choix, il faut aller jusqu’au bout de l’Absolu. Fouiller l’Absence n’est pas une diversion d’intellectuels : c’est marcher droit au but, aller à l’essentiel en écartant toute illusion. Mais quelle étrange, quelle insupportable condition que la nôtre.

Le ciel tout bleu, là haut, serait-ce une compensation ? L’alouette qui s’égosille, un piège afin de ne pas voir le leurre ? Cette rage de vivre m’accable. Je ne sais d’où elle me vient ? De partout. Comme s’il y avait un vide à combler, une nature à peupler, un monde à animer, une universelle obligation d’exister pleinement, pour ainsi dire universellement. Quelqu’un m’a mis un bandeau sur les yeux pour m’obliger à suivre sans comprendre, à savoir sans réfléchir, à rire sans raison, à travailler comme le chameau aveugle autour de la noria.

Vous êtes prié de ne pas poser de questions, mais de jouir médiocrement, de vivre au jour le jour, d’éviter de faire retraite. L’existence nous est tracée en pointillé, toute faite, toute droite. Je dois me rendre insaisissable, léger, coutumier, coller au quotidien, se plier à ses jeux sans se permettre de jouer, éviter de prendre des distances périlleuses qui tuent.

Mais l’étonnement est sous jacent. Un étonnement global, envahissant. Il affleure dès que je le refoule, il submerge le normal et le rend anormal, étrange, voire invivable. N’y pas penser, bloquer les portes, tenter de se suffire, ne pas céder à l’invasion, mais voilà que brusquement, sans défense, je hurle à la mort… Depuis des millénaires la même menace pèse sur les hommes. La société a tout fait pour nous divertir : par le travail, les jeux, les sports, la vie sociale et les soucis de l’instant.  Une épaisse couverture pour m’endormir. Et puis cette rage de vivre malgré tout. Nous avons besoin de mensonges pour survivre et croire en ce que nous faisons. Ce sont eux qui nous rendent féconds, nous font « porter fruits ». Fruits bien sûr, mais si tôt pourris, si tôt poussières.

Je suis le mouvement bêtement, comme cet oiseau de passage qui vide en hâte la mangeoire au coin du bois. Je cède à une force irrésistible, un besoin aussi puissant que les énergies cosmiques qui font graviter l’Univers. Fécondités, multiplications innombrables afin d’être pleinement pour s’entredéchirer, pour s’entredévorer. Pourquoi faut-il être et recommencer sans cesse le même échec ? Qui a voulu cela ?

Cette pulsion est liée en moi à une traction qui m’aspire en avant et jette dans l’aventure les pauvres cellules de mon corps. Qu’est-ce qui me pousse ainsi, cette même force qui met les fleurs en demeure de s’ouvrir ? On comprend de mieux en mieux les mécanismes, mais le moteur ? Il se dérobe, on ne peut, on ne veut pas le voir.

Si le monde était « habité », il nous parlerait, il s’expliquerait, il se justifierait. Le silence universel m’épouvante. La nature est muette. Parle-t-elle un autre langage – inintelligible – ou bien est-elle décidément vide et insensée ? Est-elle incapable de se faire comprendre ? Est-ce plutôt à nous de lui donner un sens, de lui construire un sens pour nous rassurer ? Comment une nature insensée a-t-elle pu donner naissance à des consciences dont l’interrogation ne peut que se perdre sans espoir de réponse ? Consciences nées malheureuses. Détestable réussite d’une Evolution aveugle. Juste la place d’un point d’interrogation dans le vide.

Erreur de la nature, point d’interrogation superflu : dans ce bras mort du Devenir, les grandes questions ne sont que quelques rides, sitôt effacées.

 

Dès le début, un inexplicable hasard, une « singularité ». Une explosion fulgurante rompt un équilibre immémorial, étranger au temps et à l’espace, déclenchant tensions et désordres dans d’immatériels champs quantiques. Des forces immenses, mais aussi d’infinitésimaux "défauts topologiques" créent l’espace (on appelle cela les « Cordes cosmiques »). Aussitôt des limites et des lois se font jour qui séparent et unissent, répandant un chaos croissant de noyaux d’hydrogène, qui, si simples soient-ils (un proton), sont déjà des concrétions de quarks. L’aventure de la complexité est en route : elle n’est pas encore achevée, elle n’est d’ailleurs pas achevable. Ainsi, comme une histoire qui reste sans dénouement, la suite est imprévisible. Là sur terre, elle l’est même de plus en plus parce qu’elle a pris au cours du XX siècle  une vitesse vertigineuse qui, en tous domaines, paraît conduire droit au mur.

La masse d’information aisément disponible est devenue monstrueuse ; les esprits, nourris de faits, d’idées, d’images, doivent s’élargir ; les frontières s’effacent, les distances se réduisent ; l’humanité, devenue consciente d’elle-même, s’uniformise et fait bloc. Il semble même que, dans certaines directions, la science frôle des limites : on a atteint les confins de l’univers d’où parviennent d’antiques images de son commencement avec leurs nids éblouissants d’étoiles naissantes. Pourtant de puissantes avancées s’annoncent encore à l’horizon (neurologie, biologie moléculaire, etc…). Nous allons un jour connaître tout ce qui peut être connu et compris par des esprits limités aux dimensions de l’expérience humaine. Mais si nos esprits parviennent à comprendre une partie des phénomènes, comment pourront-ils se comprendre eux-mêmes et communiquer avec les forces obscures qui orientent l’Evolution ? La conscience est née chez les vivants de la nécessité de faire des choix, de prendre des décisions sur des situations non programmées où la mémoire se montrait impuissante. Il fallait inventer, prendre des risques. Quand l’existence est réglée d’avance dans le détail (qu’il s’agisse d’insectes ou d’hommes), la conscience, grosse consommatrice d’énergie, se tient à l’écart et les automatismes prennent le relais : c’est tellement plus commode et plus sûr ! Qu’une circonstance non prévue au programme surgisse, alors l’automate est perdu : la conscience devient son seul recours. Les plus conscients sont les inquiets, ceux qui doutent et cherchent à savoir pour mieux agir. Voilà les gens du progrès qui ne se contentent pas du « tout fait » et des chemins battus. La conscience fonctionne comme une tête chercheuse. Sa finalité, c’est notre survie, le progrès de l’espèce, c’est à dire notre présence créatrice dans la maîtrise de la nature.

Tout cela se constate, mais ne s’explique pas : aucune contingence n’est intelligible. Du moins peut-on prévoir une fin ultime : dans peu de temps à la mesure des durées cosmiques, notre soleil, devenu sur le tard une géante rouge, embrasera la terre avec les autres planètes. Des créations multimillénaires des hommes, il ne restera rien… Je me demande une fois de plus : cela a-t-il un sens ?

 

L’étonnement s’achève ainsi sur un rire amer. C’est tellement idiot ! Naître pour mourir, se construire pour se dégrader, s’agiter pour rien, s’épuiser à de petites choses et tomber finalement le nez dans la poussière… Pourquoi la nature a-t-elle réussi à engendrer des intelligences, des mathématiciens, des ingénieurs, des artistes ? Pourquoi ces subtils et complexes chefs d’œuvre ? Est-ce un hasard ? Pensée révoltante pour peu qu’on la regarde fixement. La vie n’est pas tragique, elle est d’une drôlerie sinistre, une aventure sans lendemain ; voilà ce que proclame autour de nous le ciel étoilé, ce chaos où se déchaînent et s’affrontent d’impensables énergies.

 

Pour penser cela, encore faut-il prendre quelques distances : qui se permet de juger ? D’où et au nom de quoi ? Où sont les références ? Il faut donc constater bêtement et se taire. Ce que nous voyons, créons, pensons, haïssons, aimons, converge en direction d’un même néant. Rien n’existe véritablement : « l’être » n’est qu’un vieux rêve. Il manque décidément quelque chose à ce monde, quelque chose d’indicible, d’impalpable, d’incalculable dont l’absence coupe le souffle, empêche de respirer : « Etrange réalité, quelque chose semble manquer en elle ! »[1] Nous survivons, mais peut-on survivre de rien. Trouver intérêt au rien, se passionner, se dépenser ? Sottise, aveuglement, myopie sont notre salut. Sans eux, il y a longtemps que nous aurions disparus, dégoûtés.

Et moi-même que suis-je ? Une brève illusion, un paquet de souvenirs, d’influences, d’expériences et de projets ; voilà ce qui me distingue. Un flux de contingences par le hasard rassemblées qui s’écoule en se perdant dans les sables du temps. Certains parlent d’un « soi » absolu auquel les autres participeraient : pathétique fantasme qu’engendre le désir de se prolonger. Encore l’effet de cet instinct primordial d’exister plus. En fait, il n’y a pour moi qu’un absolu, c’est l’oubli et le néant. Je ne transmettrai rien de mon expérience, de tout ce que j’ai appris et retenu. La nature refuse la transmission culturelle : les artistes, les savants meurent tout entiers. Tout est à recommencer, sans cesse. Tu donnes naissance à d’autres toi-même destinés à mourir comme toi. Le cercle clos roule, s’emballe et se répète. Quel gâchis ! Prodigalité imbécile. Que de graines perdues, que de germes avortés ! Une gigantesque erreur.

 

 

Jean Onimus
Ecrit courant 2006



[1]       Schrödinger “L’esprit et la matière” Seuil 1990, p191.