Enthousiasme

Et la lave de mon génie

S’écoule en torrents d’harmonie

Et me consume en s’échappant.

 

Impossible de me contenir. Je continue. 21 ans ! J’écoute ce que me conte l’Enthousiasme et je ris tout seul : que de grandes choses là bas devant moi, que d’épopées, que de clarté, que de joies débordantes à l’horizon…

Oui, rions, rions tant que nous avons 21 ans, rions baignés par l’espoir prestigieux, rions en attendant l’avenir.

Joie des premières ailes dans le ciel bleu. Monotonie des jours, travaux ennuyeux, échecs retentissants, illusions qui se brisent, Foi qui se déchire et se tord au vent mauvais. Qu’importe tout cela à l’aigle des Asturies tant qu’il sent ses grandes ailes noires déployées dans le vent.

Victoire, je lève ici les yeux vers toi. Oh ! ma chère Victoire de Samothrace, toi que rêva Scopas[1] à la proue d’une galère dorée. Victoire chérie, tu fus la fée de ma jeunesse, tu auras été ma muse, mon inspiratrice, mon éternelle. Je me suis reposé sur tes grandes ailes et tu m’auras appris à voguer dans le vent.

Ce n’est pas sans émotions plus tard que je te retrouverai sur mon chemin. Plus ferme, plus droite, plus énergique que l’Evangile, tu enseignes la vie rude et dure, mais splendide sous le soleil : tu es à toi seule une leçon, une vie, une morale… C’est à Vénard que je dois de t’avoir comprise, il m’a révélé à moi-même. Victoire aux grandes ailes, merci.

 

Seigneur quelle heure est-il ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Et est-ce une lettre cela ? Et vais-je l’envoyer ?

Folie, folie, encore de la folie, toujours de la folie : c’est la vraie sagesse. Je ne résiste pas aux poussées d’enthousiasme qui tout à coup font irruption en moi. Je reprends un nouveau vélin : c’est la graphomanie !

 

Oui, oui maman, le verso de la lettre de Villette est vrai et je ne m’en dédis point. Il n’y a qu’une chose vraie au monde, pure, éternelle, c’est l’enthousiasme. C’est lui qui fait l’être et le distingue du néant, c’est lui qui nourrit l’amour et tous les grands élans depuis le mystique à genoux jusqu’au guerrier qui, debout au rebord de la tranchée, balance lentement sa grenade.

Enthousiasme, Oh ! mot aux grandes ailes, mot affolant qui fait battre le cœur à grands coups, mot qui enlève, exalte, emporte, arrache vers les étoiles ce qu’il y a de plus beau, de plus pur en nous.

 Sur quelque objet qu’il se pose, toujours pareil à lui-même, il est vraiment le propre de l’homme, c’est par lui que ce dernier touche le divin, c’est la grâce de Dieu qui se manifeste en lui.

Vivre sans enthousiasme, quel malheur ! Avoir 20 ans sans sentir auprès de soi cet archange aux grandes ailes qui contemple sans cesse le ciel, prêt à prendre l’essor !

Phèdre, Phèdre[2] vous dis-je ! C’est le plus beau livre qui soit sorti de la main des hommes. Il déçoit ? Mais non ! Il ne déçoit que les cœurs faibles car il s’appuie sur l’éternel. Il faut aller à lui en pleine confiance et l’aimer comme la Beauté. Je l’aperçois comme un prodigieux électroaimant qui, à travers les siècles, draine les hommes vers Dieu. Songe aux enthousiasmes des générations passées, à ces enthousiasmes morts, toutes ces générosités, tous ces élans disparus avec les siècles.

Bleus ou noirs, toujours aimés, toujours beaux,

des yeux sans nombre ont vu l’aurore.

Oh qu’ils aient perdu leur regard ?…

Non, non cela n’est pas possible.

Ils se sont tournés quelque part,

vers ce qu’on nomme l’invisible…

Ouverts à quelque immense aurore,

de l’autre côté des tombeaux,

les yeux qu’on ferme voient encore.

 

L’enthousiasme rend tremblant et hors de soi, il élargit les yeux et transfigure le regard, il bouleverse jusqu’aux entrailles comme un grand vent. L’âme résonne sous sa rafale comme la cime des arbres sous le mistral et toutes les fibres de sa forêt secrète s’agitent en une immense et prestigieuse harmonie : c’est ainsi que je voudrais vivre, vivre pleinement, largement, dressant toute entière ma lyre au vent. Toutes voiles dehors, sous le zéphyr ou sous la tempête, emporté dans la joie vers quelque immense aurore qui, tout au long du jour pour quelqu’un qui sait voir, a chanté la splendeur infinie de la Création. Car l’enthousiasme, c’est sa raison d’être, finit en un acte d’adoration à deux genoux.

Adieu !

 

                                                                                                                      Jean Onimus

                                                                                                     Extrait de lettre à ses parents (1930)

                                                                                                                   Période parisienne



[1]        Scopas, sculpteur et architecte grec, actif entre 370 et 330 av. J.-C, l'un des plus illustres avec Praxitèle et Lysippe.

[2]        Platon