A quoi bon se marier ?

(A mes petits enfants)

 

 

Il paraît que la nuptialité baisse. Ce n’est pas étonnant : le mariage ne procure que des ennuis, en particulier pour le divorce qui demande du temps et coûte cher. Le Pacs est tellement plus simple à nouer et à dénouer quand les avantages (successions, etc.) sont les mêmes.

Oui, mais le Pacs, ce n’est tout de même pas le mariage avec la fête, les toilettes, les discours et la bonne chère ! Il lie sans lier, il rend officielle une liaison sans engager trop lourdement l’avenir. Le Pacs représente la formule moderne, celle qui convient à la mentalité et aux pratiques actuelles : rapide, souple, suffisante pour bien vivre en couple. Le mariage, lui, garde les traces d’un passé qui s’éloigne. Il est solennel, compassé, ce n’est pas seulement un contrat, c’est une célébration. Par certains côtés il est inhumain parce qu’il prétend engager pour la vie entière des créatures changeantes dans une société évolutive où rien, absolument rien, n’est stable et définitif.

 

Eh bien, c’est justement pour cela que le mariage va prendre tout son sens. Il a été jusqu’ici le seul garant d’une union. On s’en est servi pour stabiliser un héritage, réconcilier deux familles, réparer un acte prématuré, acquérir des droits (comme le droit d’asile) ou tout simplement pour donner un prestige à une liaison. L’idée d’un mariage fondé sur un amour fidèle et partagé paraissait ridicule à nos aïeux. Ce fut la source principale de farces populaires et de comédies bourgeoises. Un mari fidèle ne pouvait être qu’un niais ou un impuissant, à peine un homme. Dans le cas de l’épouse, c’était bien pire : elle devenait un danger social, la transmission n’étant plus assurée dans sa pureté. D’où les châtiments souvent effroyables qui faisaient périr les femmes légères. Le mariage fondé sur la loi représentait un gage de l’ordre public. Il a longtemps été imposé de l’extérieur : on le subissait, on en comprenait la nécessité. La conscience sociale en avait besoin pour se rassurer.

 

Ce n’est pas de ce mariage que je veux parler, mais du vrai mariage, celui que j’ai reçu de mes parents et personnellement vécu. Malgré les apparences et le brassage moderne des populations, il résiste. La majorité des couples en passe encore par-là. Il faut essayer de comprendre pourquoi. C’est que le vrai mariage répond à un instinct naturel fondamental dont il faut chercher les racines non dans la société mais à l’intérieur de notre être. Nous avons besoin de vivre ensemble dans un échange permanent, avec les différences indispensables qui entretiennent le dialogue. Tout ce qui est extérieur à un couple est contingent et ne peut que le troubler. L’amour durable est une affaire intime, une exigence du cœur. Il vit sans se faire remarquer, il mûrit et se purifie comme de l’acier, il vieillit comme le bon vin et ne se laisse pas éroder par le temps. Il est probablement le seul lien spirituel qui devient de plus en plus hermétique à l’extérieur. C’est le mystère propre du mariage.

Voilà deux personnes très différentes, avec chacune ses habitudes, ses préférences, ses manies, un passé, qui vont s’engager à vivre ensemble jusqu’à la mort. C’est invraisemblable, peut-être grandiose mais objectivement absurde ! Comment est-il possible de se donner ainsi l’un à l’autre dans un élan de totalité en renonçant apparemment à sa liberté ? Il y a de la folie dans le mariage.

Il a fallu des siècles pour qu’une telle conception naisse et devienne féconde. Quand dans l’évangile, Jésus exige la fidélité absolue, les disciples se récrient : « mais alors il vaut mieux ne pas se marier ! » C’était impensable ! D’ailleurs les dieux grecs ne se gênaient pas pour entretenir une vie sentimentale tumultueuse. Beaucoup de peuples ont prôné la présence d’une épouse principale environnée d’amantes de passage. Cette solution permettait de satisfaire le double vœu de l’amour : la durée et le changement. Ainsi est née l’opposition entre l’amour profane et l’amour sacré. D’un côté l’amour est avant tout un jeu, un délassement et s’exprime volontiers par l’art. De l’autre c’est le symbole du foyer, d’un feu qu’on entretient à la fois matériel et spirituel.

Depuis que la « pilule » a heureusement libéré les femmes des mensonges et tromperies qui avaient fini par abîmer leur féminité, la fidélité féminine n’est plus une nécessité sociale basée sur la loi. Une femme peut se lier à un autre homme sans  se déshonorer ou déshonorer la famille. Avec l’aide bienvenue de la contraception, l’acte d’amour tend à devenir banal, anodin, sans conséquences graves. C’est pour les femmes la conquête de leur corps et de leur liberté, mais aussi la prise de conscience, par expérience, que le véritable amour est ailleurs. Il ne peut émaner d’un caprice mais d’un don intérieur d’un tout autre ordre. Il est difficile de jauger les conséquences de cette libération des sens. Elle a complètement modifié les relations entre les garçons et les filles, jadis si radicalement séparés.

Ce qui se passe de nos jours annonce une ère nouvelle. Plus de cachotteries, un rapprochement entre Aphrodite et Héra dans une heureuse complexification. Au lieu de deux amours, il n’y en a plus qu’un seul, l’autre s’étant résorbé dans le simple plaisir. Le désir devient tout extérieur, il a ses techniques et ses moyens propres, mais il s’éloigne de plus en plus du sentiment. En résulte d’un côté une société dure et sèche où l’amour se confirme à la rationalisation générale de la vie et de l’autre un vaste avenir ouvert à l’amour durable fait de tendresse et de confiance.

Il faut être attentif à ces changements d’abord imperceptibles puis peu à peu considérables : c’est ainsi qu’a procédé l’Evolution. Ce qui se passe de nos jours, c’est une fusion progressive mais naguère improbable d’Aphrodite et d’Héra. L’amour fidèle est désormais aussi jeune et joyeux que l’autre. Il irrigue cette joie jusqu’aux vieux couples : le triomphe de la vie ! Il y introduit de l’absolu vivant. Là repose le bonheur du mariage : une exigence de perfection dans l’être. A lui seul, il a le pouvoir de transformer une union, nous y introduisons toute la grandeur dont nous sommes capables. C’est une exigence que chacun porte en soi à l’état potentiel : aller plus loin, aller jusqu’au bout de l’union. Je me demande si ce n’est pas l’instinct profond de toute l’Evolution ? C’est extraordinaire et en même temps tout naturel comme le sont tous les chefs d’œuvre de la vie.

La réflexion sur l’expérience du mariage est une des voies directes qui restent ouvertes en direction du spirituel. Elle sert de point de départ à la découverte du sacré.

Les voies qui mènent au sacré ne sont pas intellectuelles, elles ne sont pas extérieures à notre expérience : elles sont en nous. Je n’ai fait ici qu’en explorer une.

 

            Jean Onimus
    (Au Tameyé, juillet 2003)